EXTRAIT DE VOYAGE [1]
- Clara Fuchs
- 15 mai 2021
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Dernière mise à jour : 11 juin 2024
OCTOBRE 2017 – OTSU, JAPON
15 MAI 2021 | CLARA FUCHS
Les derniers orages ont laissé dans l’air une fraicheur oubliée. La brise légère réveille les ramures flamboyantes qui ensemencent la terre de leur feuillage rougi. L’automne dépose sur les montagnes alentours son voile d’or. Au Japon, c’est une saison qui se fête. Avec l’été, les hordes de touristes se sont enfuies, découragées par les pluies torrentielles qui dévalent du ciel sans interruption. Il flotte maintenant dans l’air un sentiment de calme retrouvé.
En dernier adieu à la terre, le soleil foudroie le sol de ses derniers rayons. L’horizontalité parfaite de sa lumière embrase les gerbes de graminées – le sol prend feu.
La lune se hisse déjà sur Otsu – un cercle régulier tracé dans l’encre noire d’un ciel qui s’abandonne déjà à la nuit. Depuis la rive du lac Biwa, une discrète habitation observe les eaux argentées. Rokasensuiso, c’est le nom qu’on lui donne.
En cette période de l’année, les enfants attendent avec impatience que le jour vacille. À l’approche de la nuit, on se retrouve dans une petite pièce recouverte de tatami, à l’écart des salons de réception. Presque détachée du corps de la maison, comme une extrémité tendue vers le lac, elle ressemble à une cabane oubliée dans l’ombre du crépuscule.
La fraicheur du soir s’engouffre par les shoji ouverts. Assis sur les genoux, on scrute dans les herbes l’obscurité. Lorsque les plus jeunes se sont assoupis et ont été amenés à l’étage retrouver leurs futons clairs, la lune fait son entrée dans le jardin.
Dans l’axe du pavillon, une large vasque s’illumine. Comme une Narcisse céleste, l’astre froid se pâme sur la surface sans ride de l’eau claire ; la lune descend sur la terre.
Toute la maison a été conçue pour accueillir cet exact moment. L’orientation des pièces, les peintures subtiles qui recouvrent les fusuma, les piliers de bois brut à peine écorcés que la lumière opalescente souligne… Tout, vraiment tout, a été conçu pour accueillir cet exact moment.
C’est là, au ras des tatami, les genoux endoloris par l’exigeante position seiza, que l’on prend la mesure du mystère de ces maisons. Comme des haiku, elles dissimulent derrière leur apparente concision une extrême sensualité. Dans les profondeurs de leur domesticité, l’espace s’échappe. Même après en avoir trois fois fait le tour, la sensation de ne pas avoir tout vu perdure. Ces maisons cultivent une dimension sacrée qui demeure à ce jour encore presqu’insaisissable.
Sous ce clair-obscur nocturne, le Rokasensuiso se révèle. Quand les yeux se fatiguent, les corps rejoignent une petite alcôve dans le salon de réception. Dans la lumière faible de quelques bougies, les détails de cette pièce aveugle se révèlent. Le papier clair des panneaux contraste avec les poignées en fer brun, dont la forme décline chaque étape depuis le croissant jusqu’au cercle. Au cœur de la maison, dans une pièce sans fenêtre, le cycle lunaire se rejoue.
Au Japon, la maison n’est pas seulement un habitat ; elle est aussi et surtout un biais pour apprécier les démonstrations de la nature. Car ici, la nature est l’aboutissement, la finalité de la culture de l’homme. Sa pleine appréciation constitue l’état d’achèvement ultime du travail d’un homme sur soi. Construire une maison revient donc à la penser dans une relation de complémentarité avec son lieu d’inscription. La réussite de cette entreprise ne se dégage donc pas tant de la beauté intrinsèque de la maison finie, mais plutôt de sa capacité à révéler la nature aux sens de l’homme qui la pratique.
Elle se construit de manière scénographique, presque cinématographique, comme une succession de séquences mettant en scène la découverte du dehors. L’espace se construit sur cette interprétation du mouvement : du mouvement de l’homme d’une séquence à une autre, du mouvement d’une nature visible et invisible.
Les pétales de chrysanthème Se cambrent dans leur blancheur Sous la lune. [1]
Vivre avec le monde tel qu’il est, se mettre au diapason d’une nature tantôt implacable, tantôt sublime, voilà ce qu’enseigne l’habitat japonais.