HABITER LA VILLE
- Clara Fuchs
- 15 oct. 2019
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Dernière mise à jour : 12 juin 2024
REGARD CROISÉ SUR L'HABITAT URBAIN FRANÇAIS ET JAPONAIS
15 OCTOBRE 2019 | CLARA FUCHS
1743. La France est plongée dans le bouillonnement culturel et intellectuel du siècle des Lumières. Le pouvoir politique s’écarte peu à peu des classes dirigeantes que constituaient alors noblesse et clergé au profit d’une bourgeoisie fortunée en plein essor. Avec elle, apparaît une toute nouvelle typologie d’habitat urbain : l’hôtel particulier.
Le Japon, lui, est en proie à un isolationnisme radicale sakoku [鎖国]. Depuis le début de l’époque d’Edo, le pays s’est replié sur lui-même, fermant ses frontières et limitant sévèrement les échanges avec le reste du monde. C’est dans ce contexte que la grande famille de marchands Sugimoto fait fortune dans le commerce de tissu pour kimono. Leur maison kyotoïte, édifiée en 1743, est un archétype de la kyo-machiya.
Si le contexte politique et la structure sociale des deux pays diffèrent, l’hôtel particulier et la kyo-machiya sont des typologies d’habitat urbains constituant un symbole extérieur de pouvoir et de richesse.
COMPOSITION MACROSCOPIQUE
Les deux modèles d’habitat sont avant tout marqués par un rapport extrêmement fort à la rue.
Le premier corps de bâtiment de la résidence Sugimoto s’étale sur près de 30 mètres – symbole manifeste de richesse des propriétaires, l’impôt foncier étant, à cette époque, directement lié au linéaire de façade sur rue. Sa structure respecte rigoureusement celle des machiya : une entrée ayant accès directement à la rue et donnant sur un espace surélevé à gauche réservé à la réception des hôtes ou à l’activité commerciale de la famille, séparé d’un second corps de bâtiment par un patio.
Si l’hôtel particulier se veut être un lieu de vie uniquement, la richesse de ses propriétaires est elle aussi exprimée depuis la rue par l’opulence du portail en façade. Le bâtiment principal n’a donc pas de frontalité directe avec la rue ; il est en effet rejeté derrière une enceinte et s’écarte encore de la ville par le biais d’une cour.
Si l’on compare les structures spatiales des corps de bâtiments des deux typologies, on retrouve un même modèle.
D’abord, la zone de vie – en opposition à la zone de travail – systématiquement mis en retrait de la rue par une série d’espaces tampon – dans le cas japonais, le foyer est protégé par un premier espace commercial dont il se distingue par une petite cour intérieure ; dans le cas français, il est édifié en retrait de la rue en réservant également le vide de la cour. Ces organisations spatiales rendent le domaine intérieur invisible de la rue.
Ensuite, le rapport à l’espace extérieur privé. Dans les deux cas, le jardin végétal n’est pas directement accessible depuis la rue. Si la cour peut être qualifiée de zone extérieure tampon entre le domaine public de la rue ou semi privée de l’entrée, le jardin ne peut être apprécié qu’en traversant la zone d’habitat.
Enfin, une séparation des usages nobles et des usages domestiques. Dans la résidence Sugimoto, la disposition des espaces est étroitement liée à une pensée bouddhiste : selon ces croyances, les démons arrivent du nord-est alors que le domaine du Paradis se situe à l’ouest. À ce titre, les espaces les plus sacrés de la maison, tels que l’autel des ancêtres et des pièces de cérémonie du thé, sont positionnés à l’ouest, tandis que sont construits au nord-est les espaces de domesticité – cabinet de toilettes, cuisines… L’hôtel particulier est quant à lui structuré autour de règles de symétrie monumentale suivant un axe perpendiculaire à la rue. Les espaces domestiques et les étables sont ainsi contenus dans les ailes qui flanquent le corps de bâtiment principal.
MORPHOLOGIE DE L’ESPACE DE VIE
Les spatialités des deux typologies d’habitat reposent sur hiérarchie elle-même basée sur le degré d’intimité des usages.
La résidence Sugimoto est construite selon un axe virtuel allant du sud vers le nord, depuis le domaine commercial jusqu’au salon de réception, espace de 12 tatamis le plus vaste de la maison et comptant parmi les plus chargés d’une valeur sacrée. Ainsi, plus un invité pénètre loin de corps de maison, puis son statut est important pour les propriétaires. Cette hiérarchie des espaces est également visible dans l’attention méticuleuse portée aux détails architecturaux et ornementaux : dans le salon de réception, la régularité et la finesse du grain des parois en torchis sombre, l’homogénéité de la laque urushi [漆] qui recouvre la poutre inférieure de l’alcôve tokonoma, les luxueuses essences de bois qui servent de structure apparente sont autant de marqueurs du statut de l’espace.
Dans l’hôtel particulier, le degré d’importance social et spirituel de l’espace n’est pas porté par un axe directionnel, mais plutôt par sa distance à l’axe de symétrie. Plus on s’en éloigne, plus les pièces sont privées. De la même manière, plus on monte dans les étages, moins la destination des espaces est noble – le dernier étage étant réservé aux chambres des domestiques. L’ornementation est principalement concentrée dans les pièces d’apparat et dans les quartiers nobles, c’est-à-dire dans le centre des étages inférieurs du corps de bâtiment principal.
Les conceptions japonaises et françaises de l’habitat se distinguent fortement sur la notion de pièces. La résidence Sugimoto est composée de plusieurs espaces séparés les uns des autres par des panneaux coulissants, mais très peu d’entre eux ont une fonction déterminée qui leur est propre. La pièce japonaise est en effet flexible aussi bien dans ses dimensions – les cloisons coulissantes fusuma [襖] et shoji [障子] sont également amovibles, ce qui permet de joindre plusieurs espaces – que dans sa capacité à absorber des usages différents – la question de l’élément mobilier y est ici fondamentale, car il garde dans l’espace japonais une légèreté nécessaire à sa mobilité. Cette spatialité en plan libre est notamment rendue possible par la structure de l’édifice articulée autour d’un principe poteau-poutre en bois.
La typologie française repose quant à elle sur une structure lourde en pierre constituée de mur de refend, qui conditionne lourdement l’espace intérieur. À chaque pièce son usage - à ce titre, la langue anglaise souligne parfaitement cette conception européenne de l’espace, dans laquelle chaque espace de l’habitat est nommé par sa fonction fondamentale suivie par le suffixe -room : bathroom, la pièce de bain, livingroom, la pièce de vie, bedroom, la pièce du lit. Contrairement à l’intérieur japonais, l’ « immobilité » de l’espace est accentuée par des éléments mobiliers massifs et lourds, qui n’ont de meubles plus que le nom.
La place donnée à la lumière est une autre divergence de conception spatiale entre France et Japon. La spatialité de la résidence Sugiimoto est entièrement pensée de selon l’idée inei [陰翳] que la beauté des choses se révèle dans la pénombre. Derrière l’apparente simplicité esthétique de l’architecture, se cachent une subtile complexité ornementale jouant des contrastes en clair-obscur et des richesses de matérialités révélées sous des rayons de lumière incidente soigneusement étudiés. L’usage de papier translucides en guise de fenêtre permet d’absorber les couleurs de la lumière du jour et de les projeter à l’intérieur de l’espace.
En France, les espaces de vie sont largement ouverts sur le dehors par le biais d’un vaste fenêtrage vitré. La luminosité est montée en symbole de luxe, et permet de rendre visible la profusion de détails ornementaux qui caractérisent les riches intérieurs.
Plus que des lieux de vie, la machiya et l’hôtel particulier sont tous deux des biais de représentation du statut social de leur propriétaire, de son pouvoir et de sa fortune.
Leur structure spatiale traduit aussi bien un art de vivre propre à chaque culture qu’une hiérarchie sociale entre les différents habitants – les uns nobles, sacrés, assistés par les autres, cachés dans des espaces inaccessibles au regard. Dans certaines déclinaisons de ces typologies d’habitat sont installés deux systèmes de circulation : le premier, monumental, dédié à la famille et à ses illustres visiteurs ; le second, bien plus modeste et confidentiel, destiné aux servants et domestiques. En France, cette dualité mixité-hiérarchie sociale se retrouvera dans l’immeuble haussmannien : les familles fortunées vivant dans les premiers étages caractérisés par leur hauteur sous plafond et leurs larges fenêtres sont séparés des plus modestes et des domestiques qui occupent les étages hauts, parfois accessibles par des escaliers séparés pour éviter toute rencontre fortuite.