L'ARCHITECTE, LA VILLE ET L'ENFANT
- Clara Fuchs
- 15 juin 2024
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 18 juin 2024
DANS LE RÊVE D'EMILE AILLAUD
15 JUIN 2024 | CLARA FUCHS
France de l’après-guerre, années ‘50. Voilà une décennie que le pays s’évertue à reconstituer sa puissance économique et sa force de production. Usines et grandes infrastructures se hissent à nouveau dans le paysage, et laissent en suspens l’épineuse question du logement que soulèvent les bidonvilles entassés aux sorties des grandes villes.
L’année 1954 dresse un tableau édifiant. Sur fond de baby boum, le pays dénombre près de 350 000 taudis, 3 millions de logements surpeuplés abritant un tiers de la population française, 90% du parc immobilier n’a pas de salle de bain, 75% pas de sanitaire, 50% n’est même pas raccordée à l’eau courante. Sinistre conséquence des bombardements multiples ayant réduit les villes à des monceaux de gravats. L’urgence est absolue…
… Et la réponse de l’État radicale. La cible, 240 000 nouveaux logements par an pendant trente ans. Le Plan Courant [1], du nom de son ministre, projetant des millions d’habitats pour construire et reconstruire un pays renversé par la guerre. Objectif ambitieux, démesuré même, face aux possibilités techniques et financières disponibles. Car si la production de masse des consommables bénéficie d’un solide savoir-faire issu d’un demi-siècle d’expérience, le domaine de la construction, lui, reste très majoritairement artisanal – la main d’œuvre y est peu nombreuse, peu qualifiée, peu mécanisée. Quant aux finances allouées à ces grands projets, elles brillent par leur modestie.
Réinventer la construction, simplifier, standardiser, industrialiser tant la conception que le processus d’exécution en passant par l’emploi des matériaux modernes, fluidifier les échanges entre architectes, ingénieurs, constructeurs, normaliser l’espace, ses surfaces, ses équipements : voilà les conditions sine qua non au relogement. Car l’heure est à faire, mais à faire vite, faire économique, faire fonctionnel.
– Architectes, à vos crayons ! Un œil sur La Charte d’Athènes [1], l’autre sur les campagnes vides, dessinez donc ces nouvelles villes en eldorado, porteuse de l’espoir de vie meilleure, et débarrassons-nous enfin de l’urbaphobie [2] ancestrale qui gronde dans nos rues !
Ainsi s’esquissent en périphérie des centres urbains les grands ensembles, fulgurantes poussées de béton et d’acier au milieu des hautes herbes. Leurs plans bien réglés abritent plusieurs centaines, voire même des milliers, d’appartements.
Ce sera le nouvel habitat, le logement collectif, le vivre moderne, eau courante, chauffage central, cuisines équipées, sanitaires, ascenseur, le tout confort à loyer modéré.
Dans l’agitation, un architecte reste en retrait. Émile Aillaud, rêveur, poète, esthète, idéaliste romantique, réfractaire à la rationalité froide de ses confrères modernes, songe à une autre manière de vivre ensemble.A l’urbanisme des chemins de grue, il préfère un monde rond comme un nuage rempli de courbes douces et de couleurs acidulées, capable de rompre la verticalité et la monotone grisaille des banlieues de ses paires. Des lieux suscitant la joie des enfants impunis, qui s’y amusent et s’y ennuient en toute autonomie. Des architectures auxquelles appartenir sans avoir à s’y identifier, offrant la liberté de vivre des histoires communes sans y subir la promiscuité. Un habitat pour expérimenter les doux plaisirs de la solitude et du silence.
« Le bon habitat, c’est celui qui renvoie une image valorisante de ma personne. Dans un ensemble collectif, le hall d’entrée est une sorte de salon, il m’accueille, moi et mes invités : il doit posséder les caractéristiques de ce qui est gratifiant – pompe, luxe, dignité. Le mauvais habitat au contraire, me renvoie à ma position. L’habitat a pour seule fonction de me protéger des intempéries et de m’offrir un abri pour manger et dormir. Il n’a rien de gratifiant. » [3]
En 1954, Aillaud dévoile les plans de la cité des Courtillières à Pantin. 1 500 logements disséminés sur 57 hectares de terrain, formant depuis le ciel une surprenante composition concentrique dont le cœur n’est autre qu’un immense parc préservé. Tout autour, s’enroulent trois serpentins de béton souple, dont les 5 niveaux sur rez-de-chaussée esquissent les contours du domaine des rêves – au-delà, la ville, loin. Les tours en étoile se dispersent aléatoirement et structurent des barres d’immeuble bas disposés en redan ou en équerre. Le plan est dessiné comme un tableau dans lequel s’articulent trois motifs archétypaux constitutifs des compositions d’Aillaud : la courbe – le serpentin, le point – la tour, et la ligne – la barre.
En filigrane de ce travail pictural, se devine une réinterprétation très personnelle de la cité-jardin : à la fois ville et campagne, les Courtillières empruntent au vocabulaire pittoresque son dialogue esthétique et voluptueux, entre architecture et nature. Les mouvements de sol créent un paysage vallonné enherbé et planté de nombreux arbres. Sur les façades galbées, les couleurs, les mosaïques, œuvre du couple Rieti – Fabio et Laurence, qui n’est autre que la fille de l’architecte – ajoutent à l’effet visuel bleu, blanc, ocre, rose, jaune, vert qui se bousculent derrière les feuillages.
A l’instar de la ville ancienne, la cité d’Aillaud se découvre à pied, plan après plan. Le serpentin en est la plus belle démonstration, et permet de conserver la densité d’habitation requise en atténuant visuellement la longueur perçue de la barre, le regard du visiteur n’embrassant jamais la totalité du bâtiment.
Adieu, cité linéaire au dessin morne et orthogonal ! La part belle est faite à la fluidité, à la respiration, à l’inattendu.
« Qu’ont-ils à faire de Rimbaud, ces immigrés qui partent à pied prendre le train de Juvisy, à cinq heures du matin ? Rien, bien sûr, sinon que ce n’est pas Rimbaud qui les prive d’autobus ou de bureau de tabac. Je ne peux pas ouvrir un café à la Grande Borne pour que ce soit plus gai. La seule chose que je puisse faire, c’est, à tout hasard, d’offrir Rimbaud en plus de l’HLM » [4]
Derrière les formes libres et organiques, les nécessités fonctionnalistes et économiques de l’architecture se font entendre ; si Émile Aillaud revendique un droit à la beauté pour tous, celle qui est offerte aux foyers Pantinois est bien issue des moyens industriels contemporains.
Il s’approprie la préfabrication et les procédés du nom de leurs inventeurs, « Camus », « Coignet », « Costamagna » et d’autres. Des panneaux de béton intégralement conçus en atelier et livrés sur chantier avec déjà intégrés la plomberie, les menuiseries ou l’électricité, il s’amuse ! S’entourant d’ingénieurs et d’artistes, Aillaud y incorpore des pavages en céramique ou en pâte de verre, de la couleur, du mouvement. Il ira même jusqu’à couler ses façades horizontalement, le coffrage directement au contact de la terre, créant ainsi des toiles vierges de béton frais sur lesquelles il composera ses fresques de mosaïques.
A la cité de la Grande Borne, contraint par son constructeur de faire usage de coffrage tunnel – système permettant de couler dalles de planchers et murs voiles simultanément – Aillaud négociera la mise en place de trois typologies de fenêtres, dont la composition libre sur les façades lui permet d’échapper à la raideur de la trame imposée. Toujours, il s’abstrait de la rigueur dans lequel on l’enferme, cette foutue étroitesse qui altère l'enfance et l’arrange en adulte social et convenant.
La pratique d’Émile Aillaud se retrouve à mi-chemin entre l’industrie et l’artisanat, profitant de l’implacable efficacité de procédés constructifs de masse tout en explorant avec un entêtement maladif leurs possibilités de variation. Dans son travail, se lit un esprit singulier cherchant à pousser les murs du cadre de pratique qu’on lui impose et s’appropriant les règles d’un jeu peu fantaisiste afin de mieux s’y soustraire.
Il dessine des quartiers entiers avec une hardiesse décomplexée, projetant sur l’architecture un rôle quasi maternel : architecture guérisseuse des maux d’une société désunie, architecture palliative de la défaillance familiale, architecture éducatrice ouvrant des échappatoires à sa propre condition, et par l’imagination, le champ des possibles.
La cité Picasso, en périphérie de Nanterre, parle de cette obsession du rêve. Dans une composition urbaine simplifiée à l’extrême, une allée souple se soulève et glisse entre les tours sans angle. 1610 arbres sont plantés, autant d’arbres que de logements. Malgré l’étroitesse de la parcelle, le sol, comme toujours, est préservé, la voiture éloignée, cachée sous terre. Il y règne un doux désordre. Les fenêtres se dispersent sur les façades sans règle apparente, tantôt carrées, tantôt rondes, tantôt en forme de feuille. On cherche son entrée, on passe « dans les nuages ». On rentre chez soi en se rapprochant du ciel, auquel les façades ont emprunté les couleurs.
« L’homme est peuplé de nuages qui le connaissent depuis l’enfance. » [5]