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L'URGENCE DE L'IMPERMANENCE

  • Clara Fuchs
  • 1 nov. 2022
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024

HOMMAGE A LA TERRE

01 NOVEMBRE 2022 | CLARA FUCHS



Suspendu dans la nuit, un tourbillon de matière s’agite sur une mélodie abstraite. Obéissant à des chants silencieux, il entraine étoiles, satellites et planètes dans un ballet bien au-dessus de nos têtes. A chaque astre sa vitesse, à chaque corps sa danse – l’univers tout entier en toile de fond, ils se tournent autour et s’influencent.



Dans ce bal sans fin, notre belle planète a choisi d’imperturbables rondes – et lorsqu’au regard brulant du soleil elle dévoile sa courbure, sa robe azur se teinte de notes blondes.


Il arrive souvent qu’entre ciel et mer, il n’y ait plus qu’un pas – grand pour l’Homme, celui-là ! Ces deux immensités s’offrent un miroir parfait, et harmonisent leur étreinte en une unité de teinte. Dans leurs profondeurs, un monde sans soleil [1] se cache, une nuit éternelle où les poussières sommeillent ; à leurs surfaces, le bleu et l’or qui s’enlacent teintent l’horizon d’une lueur végétale. Au loin, se dessine une ligne mince, qui s’étire et nous donne une place. Une pellicule fragile au puissant parfum de chlorophylle, dont s’échappent le bruissement des feuilles et le martèlement de pattes, les pleurs de nourrissons et le dernier souffle des vieillards.

À la croisée du firmament et des abysses, la vie !


Cet ilot flottant, l’Homme en a arpenté chaque centimètre carré. Lassé de son errance de milliers d’années, il s’y allonge ; le dos contre la terre tiède, les yeux plongés dans la voie lactée, il se met à rêver :

« Regarde-moi, Univers, n’as-tu rien d’autre à me donner ? Ta petite boule de terre ne me suffit pas, il en faut plus à l’humanité. Le vent, la pluie, la nuit n’ont plus rien à me dicter, j’ai créé les machines pour te dépasser ! »

Et voilà l’Homme propulsé à des milliers de kilomètres – l’Homme qui se prend pour une comète.


La terre est bleue comme une orange. [2] Un bleu profond, un bleu secret, que chaque voyage spatial a pu vérifier. Oui Éluard, de là-haut, la Terre ressemble à une drôle de mandarine – une petite sphère parfaite se détachant de l’obscurité, racontant un monde fini sur sa peau marine ; et de cette finitude l’Homme s’est moqué.

Derrière le verre quartz de son hublot, il regarde ce fruit mûr suspendu dans l’espace, si petit vu d’ici, si atteignable – appropriable. Il n’aurait qu’à tendre la main pour le cueillir – et dans sa paume trop serrée, notre bel agrume s’est abandonné.

Alors le gourmand se délecte de son sang noir de geai, assèche sa peau végétale et feint d’ignorer l’hémorragie sur sa face cachée. Il s’en proclame le roi sur des bouts de papier, le voilà grand propriétaire comme si la Terre était de son fait.


Homme, que t’est-il arrivé – as-tu perdu la tête ? Pour pouvoir dire « je suis ceci, je suis ainsi », tu as tué ta planète. Dans l’illusion de permanence, tu t’es créé une identité. Homme, ton égo est une construction, qui ne peut tenir sur un sol mouvant : on ne peut dessiner un visage s’il change à chaque instant. Tu t’accroches à l’immuable forgé par un idéal et, en dehors de ta réalité, tu nies ta mortalité comme celle de tout ce qui est. Tu as fait de toi-même un absolu, pensant être l’increvable détenteur de ce que tu crées.


Mais mordue à pleine dent, ta planète suffoque. Comme des glaçons dans un ballon, les icebergs s’entrechoquent, les mers se noient dans le plastique ; chaque année plus tôt, les fleurs se consument sous une chaleur toxique. Asphyxiée sous une épaisse couche de gaz et de béton, ta Terre miraculeusement encore bleue ne trouve plus le bleu des cieux.


« Les Hommes ont oublié cette vérité […]. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. » [3]


Obsédés par le temps synonyme de notre mort, nous avons construit une civilisation qui l’a fait disparaître : chauffée en hiver et fraiche en été, éclairant la nuit comme si elle était éveillée, habitée de corps sans vieillissement, donnant accès à tout à chaque instant : en somme, un monde au devenir maîtrisé et constant.

Nous craignons ce temps en marche alors droit devant, nous courons. Toujours plus, toujours plus vite, toujours plus loin – dépêchons, dépêchons, avant qu’il ne nous vole nos illusions ! Drôle de petit prince en quête d’ailleurs et d’exaltations.


Notre ligne de temps nous amena à tant craindre l’avenir que nous cherchâmes à surtout le fuir, nous persuadant que courir creusera une avance qui saura gérer les conséquences de notre inconscience.

Mais voilà que nos indicateurs s’affolent et crient partout que, trahie par les Hommes, la planète s’étiole : deux siècles de progrès l’auraient plus ravagée que des millions d’années. Alors que nous la tenions pour immortelle, sa durée de vie serait à réviser sur une autre échelle. La terre intime à l’humanité de s’arrêter. Et tandis que certains, les yeux rivés sur les étoiles, voient dans son abandon une solution – au prix de centaine de millions – d’autres rêvent à un profond changement, ouvrant leur cœur au chemin de l’impermanence.


A un temps linéaire tendant vers l’infini, ils préfèrent un temps cyclique dans lequel la course n’y est plus nécessaire – puisque nous finiront toujours par repasser par l’origine. Un temps ne donnant plus à la finitude des allures de mort, mais plutôt un sens de régénération : préservons, réparons, car tôt ou tard, nous y repasserons.

Comprendre le temps comme un point sur un cercle, c’est apprendre à jouir du présent, car soigner son maintenant revient à préparer son avenir. En d’autres termes, c’est retrouver le plaisir du voyage avant celui de la destination.


Grimpe en douceur Petit escargot Tu es sur le mont Fuji ! [4]

RÉFÉRENCES
[1] COUSTEAU, Jacques-Yves, COUSTEAU, Simone, FALCO, Albert, Le monde sans soleil, 1964, prod. Jacques Mauger
[2] ELUARD, Paul, « La terre est bleue comme une orange », L'amour la Poésie, éd. Alternatives, 2002
[3] SAINT-EXUPÉRY, Antoine de., Le Petit Prince, éd. Gallimard, 1982, p. 74
[4] KOBAYASHI Issa

ILLUSTRATIONS
[1] à [28] © Thomas Pesquet - ESA/Nasa, CC BY-NC 2.0
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