LE SUD MODERNE [1]
- Clara Fuchs
- 15 juil. 2019
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 juin 2024
HABITER L'ESSENTIEL - LE SUD DE LE CORBUSIER
15 JUILLET 2019 | CLARA FUCHS
Le soleil est éclatant, l’air saturé par le chant des cigales ; en contrebas, la mer bat la roche nue - un après-midi au Cap Martin. Le sentier des douaniers, baptisé au nom de Le Corbusier, donne une petite idée de ce qui se cache à l‘ombre de la garrigue. L’angle d’un toit de tôle pliée, puis un escalier recouvert d'aiguilles de pins. Devant moi, le célèbre cabanon en bois de l’architecte, étonnant de modestie, surplombe en solitaire la plage de Cabbé.
Pas de décoration, pas de superflu ; quelques secondes suffisent pour en faire le tour. Plus abri de pêcheur que maison de vacances, on s’éloigne du faste des villas qui tapissent la baie. Ce qui surprend au premier regard, c’est certainement l’absence de modernité. Quatre murs, un toit incliné, un empilement de rondins de bois à peine écorcés, de petites fenêtres inégales. Pas l’ombre d’un bandeau vitré ni d’une toiture habitée ; aucune trace d’un poteau ou d’un sol dégagé – un anti-exemple des cinq points de son constructeur ? C’est comme si, dans un souci d’humilité, rien ne devait attirer les yeux plus que le spectacle de la Méditerranée qui scintille.
J’ai un château sur la côte d’azur, qui a 3,66 mètres par 3,66 mètres. C’est pour ma femme, c’est extravagant de confort, de gentillesse. [1]
Ce pavillon, si exigu de l’extérieur, me semble bien plus généreux une fois l'entrée passée. Il concentre l’immensité de la mer dans un mouchoir de poche. Je crois que Le Corbusier a réussi ce tour de force de démultiplier l’espace.
Dans ces 13 mètres carrés, tout y est : le nécessaire pour un brin de toilette – se souvenir qu’à l’époque, les salles d’eau n’étaient pas si courantes – de quoi s’allonger et dormir, de quoi manger ou rêvasser, et surtout, condition impérative à une vie sur la côte, un cadrage sur les vagues. Difficile à croire pourtant, devant les si étroites dimensions des ouvertures placées aux angles de la pièce. Loin de nous les fenêtres en longueur et les grandes baies si caractéristiques de l’habitat moderne. Ici, le dehors et sa lumière s’engouffrent à l’intérieur par des jeux détournés de reflets. Un plan carré, des angles ouverts. Bien que l’architecte se refuse à tout rapprochement de sa pensée avec la spatialité japonaise, la figure hélicoïdale qui se dessine dans le cabanon n’est pas sans rappeler celle du pavillon de thé yojohan [四畳半] - 4 tatamis, disposés en hélice autour d'un foyer. Une figure sans milieu, un cercle dans un carré.
Plus encore, les éléments mobiliers sont intégrés ou juchés sur des roulettes pour plus de flexibilité ; chaque chose a sa place, cachée derrière les portes de placards ou dans des casiers dédiés. L’ordre est assuré, tout comme l'absence de contrainte.
Je retrouve là une pensée fonctionnelle aiguisée, soigneusement appliquée dans un espace unique dessinant deux équerres - l'une de jour avec point d’eau et table, l'autre de nuit équipée de banquettes et table basse - qui se font face. Un intérieur qui répond parfaitement aux nécessités de l'existence , bien séparé de l’atelier annexé dans une petite baraque de chantier à quelques mètres de là et de la plage en contrebas.
Habiter. Travailler. Se divertir.
Je ne peux cependant pas m’empêcher de songer à l’idéal de l’ermitage chéri des japonais. Celui de l’Homme éloigné de sa terre originelle par la modernité et ses intransigeances sociales qui renoue avec la nature pour retrouver son essence. Celui de l’être urbain qui, dans l’ombre du minuscule pavillon de thé chashitsu [茶室], s’extrait de son cadre contemporain et renforce sa présence au monde.
[...] S’insurger contre l’arabesque, la tâche, la rumeur bruyante des couleurs et des ornements, ignorer toute une production parfois talentueuse [...]. En arriver à cette impasse : l’Art décoratif moderne n’a pas de décor. [2]
Dans l’entrebâillement de la porte du cabanon, une fresque. Je retrouve là la patte bien connue de l’architecte, éclatante, expressive – puriste. Sur les volets pliants, quelques autres peintures aux motifs féminins, et ces mêmes couleurs – bleu, jaune, rouge, vert. Noir. Blanc. Cette polychromie, on la retrouve aussi dans les unités de camping, à quelques mètres de là. Dans ces intérieurs pourtant dédiés à une vie frugale, la couleur occupe une large place et compose des motifs géométriques fins ; difficile donc de ne pas y voir de décor.
Difficile également de ne pas voir dans le quadrillage noir qui structure la façade un lointain écho aux panneaux de bois et de papier nippons shoji [障子].
Une soirée sur la côte. La lumière qui décline dépose sur la terre et la peau un voile d’or. Les cigales épuisées se sont inclinées face au silence des vagues. La brise légère apaise les morsures du soleil du Midi. Sous le vieux caroubier, le cabanon me semble avoir toujours été là.
Cabanon
Le Corbusier, Roquebrune-Cap-Martin, 1951