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KATSURA, CETTE GRANDE MODERNE [1]

  • Clara Fuchs
  • 1 août 2019
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 12 juin 2024

CHARLOTTE PERRIAND ET LA VILLA IMPÉRIALE KATSURA

01 AOÛT 2019 | CLARA FUCHS



1940. Charlotte Perriand est invitée en tant que conseillère pour l'art industriel auprès du ministère du Commerce japonais par Junzo Sakakura, Après une collaboration de 10 ans dans les ateliers d'architecture parisiens de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret , la jeune architecte quitte la France et embarque pour le Japon. Lors de son séjour en Extrême-Orient, Charlotte Perriand s’étonne, tout comme Frank Lloyd Wright et Bruno Taut avant elle, de la similitude entre la pensée moderne et la tradition architecturale japonaise. Parmi ses découvertes emblématiques, la Villa Impériale Katsura à Kyoto, joyau esthétique du 17ème siècle, qui occupe, aujourd'hui encore, une place majeure dans les arts japonais.



CONSTRUIRE PETIT POUR VOIR GRAND | MODULARITÉ


« Les Japonais ont réussi ce tour de force : avec les mêmes éléments architecturaux normalisés, sans architecte, vendus au public par les boutiquiers spécialisés du coin, de résoudre tous les problèmes de l'habitat, de la maison familiale aux villas impériales, couvrant tout le pays de ces modules sans créer de monotonie. » [1]


La spatialité japonaise peut se définir par l’assemblage d’un même élément aux dimensions fixes, le tatami, à partir duquel l’ensemble des mesures de la construction se décline. Ce même principe structurel sert de fondation aux cabanes comme aux palais. Il apparaît à ce titre, comme une réalisation à grande échelle du principe de standardisation qui, bien qu'amorcé en Europe à la fin du 18ème siècle dans des échelles mobilières, peine encore à entrer dans les habitudes constructives européennes de la première moitié du 20ème siècle. Il faudra attendre la seconde Reconstruction et des besoins en logements sans cesse croissants, pour qu’apparaisse une architecture standardisée et normalisée à l’échelle du territoire national français.

La combinaison joue un rôle fondamental dans la production de Charlotte Perriand. En 1952, elle présente une série de bibliothèques et mobiliers de rangement inspirés par ces compositions élémentaires, parmi laquelle la bibliothèque Nuage. Surnommés nouvelle quincaillerie, ces ensembles combinent plusieurs unités - supports en tôle, tablettes en bois, casiers en aluminium, portes coulissantes, tiroirs, etc. - qui s’assemblent entre eux presqu’à l’infini.


En 1969, la collaboration avec les architectes Gaston Regairaz et Guy Rey-Millet pour le projet de station de sports d'hiver Les Arcs permet à Charlotte Perriand de développer ce principe à l’échelle de l’édifice. La résidence de La Cascade se dessine comme une superposition d’un même module selon un axe biais afin qu’en façade sud, les terrasses de deux mètres de profondeur ne se projette pas d’ombre mutuellement.


« Les palais, au point de vue de la construction, sont analogues aux maisons ; seules leurs dimensions sont plus grandes. » [2]


Dans la Villa Impériale Katsura, la quasi absence de murs séparatifs remplacés par des parois coulissantes amovibles, rendue possible par une structure poteau-poutre, détruit le modèle européen de pièce. Flexible à l’extrême, l’espace japonais incarne une adaptabilité absolue aux usages ; le plan se dilate de manière à laisser le regard filer ou se referme sur lui-même, créant ainsi une somme de très petits espaces et recoins souvent aveugles. La notion d’échelle y devient presque obsolète ; à partir d’un unique espace, l’architecture japonaise évolue du minuscule au gigantesque.



PROJETER LE DEHORS DEDANS | LIMITE


« Le jardin japonais, prolongement de la maison, est conçu pour aider la méditation par un jeu de plans et d'éléments de conception souvent très abstraite. Sans doute semblons-nous loin de l'habitat moderne, mais tous les efforts en urbanisme et en architecture ne tendent-ils pas à la création d'un habitat permettant à l'homme de vivre en harmonie, isolé au maximum et profitant de la nature au moyen d'une façade largement ouverte sur les jardins ou sur le ciel. » [3]


Au Japon, le dehors constitue une partie intégrante de l’espace. La Villa Impériale Katsura s’ouvre très largement sur son jardin par le biais d’espaces intermédiaires, engawa [縁側, véranda], définis par le concept japonais ma [間, intervalle] et appartenant à la fois au dedans - continuité de sous-face et de sol - et au dehors – absence de plans verticaux définissant un clos. Cette disparition de l’enceinte au profit de parois coulissantes amovibles permet d’abolir la limite entre dedans et dehors, et confère aux espaces couverts de l’habitat une dimension contemplative caractéristique.


Poétique, le jardin japonais, qu’il soit destiné à la contemplation ou à être parcouru, suggère la grandeur de la nature en faisant appel à l’imaginaire de son spectateur. Ici aussi, la notion d’échelle européenne est mise à mal : un parterre de galets ratissés peut aussi bien symboliser un océan, quelques pierres une montagne. Paradoxe dans des yeux européens, le roji [露地, chemin que l’on suit], jardin de thé menant au pavillon de thé, caractérisé par une rigoureuse maîtrise toute humaine, symbolise pourtant la quintessence de la nature.


À l'occasion du Festival culturel du Japon tenu sur les toits de l'Unesco en 1993, Charlotte Perriand s’inspire de cette projection du dehors dedans toute japonaise dans le dessin de son pavillon de thé chashitsu. À la manière des larges ouvertures de la Villa Impériale Katsura, elle crée un espace sans paroi, uniquement défini par un couvert - simple toile tendue à la manière d’une ombrelle sur une structure légère sphérique en bambou - et un plancher surélevé. L’espace donné à l’œil y est horizontal, contenu dans un écrin de bambous qui ceinture presque totalement la structure.



DE L’UNITÉ À L’ENSEMBLE | HARMONIE


Forte de la pensée moderne qui, dans sa théorie, bannit toute ornementation, Charlotte Perriand lit dans la villa Katsura un dépouillement, conséquence d’un « rangement, facteur d’ordre et d’harmonie. » [6] Le vide est ainsi élevé au rang de valeur qualitative de l’espace, et permet de mettre en exergue des éléments ponctuels, soigneusement choisis, sur lesquels le regard du visiteur se fixe.

La série Nuage illustre parfaitement cette installation du vide à l’intérieur, en dissimulant derrière des opacités ou au contraire, en « [mettant] en valeur les objets qu’elle supporte » [7] par ses vides. Dans les chambres du Pavillon du Brésil de la Cité internationale universitaire de Paris inauguré en 1959, Perriand dessine une armoire-bibliothèque pour séparer en partie basse le coin toilettes du reste de la chambre.

Chaque chose a sa place, tout y est mais rien ne se voit. 


« Pas une couleur pour perturber le ton de la pièce, pas un bruit pour gâcher le rythme des choses, pas un mot pour briser l’unité des alentours. » [5]


Charlotte Perriand établit une correspondance systématique entre harmonie esthétique et mobilier intégré. Cette association fait sensiblement écho à l’esthétique domestique japonaise : alors que l'intérieur français s’organisait jusqu'alors autour d'accumulations, la spatialité japonaise s'exprime dans la rareté - peu d'objets choisis soigneusement, des éléments mobiliers de petites dimensions que l'on déplace au gré de la journée. L'alcôve tokonoma [床の間], micro-spatialité dédiée au vide porteur de la dimension la plus sacrée de l'habitat, témoigne de cette distinction esthétique fondamentale.


« À l’univers d’ombre délibérément créé en délimitant un espace rigoureusement vide, [il est conféré] une qualité esthétique supérieure à celle de n’importe quelle fresque ou décoration. » [8]


Le Japon a considérablement influencé les créations de Charlotte Perriand. Elle écrit d'ailleurs dans son autobiographie Une vie de création parue en 1998 : « c'est un pays qui m’a nourrie. Et qui m’a montré qu'il y a plusieurs manières de penser. » [9] À travers son regard d'architecte moderne française, elle perçoit les nombreux échos qui lient intimement l’architecture moderne occidentale à l’architecture traditionnelle de l’habitat japonais. Elle en fait d’ailleurs le fil rouge de son travail et l’objet de l’exposition « Sélection, tradition, création » qu’elle donne à Tokyo en 1941. Il s’agit alors pour elle de « démontrer une certaine rencontre avec la modernité et l'esprit traditionnel japonais. » [10]

RÉFÉRENCES
[1] PERRIAND, Charlotte, Un art de vivre, éd. Musée des Arts décoratifs/Flammarion, Paris, 1985, p.55
[2] MALLET-STEVENS, Robert, L'architecture au Japon, dans : La Revue, vol.LXXXX, 15 mai 1911, pp. 529-530
[3] PERRIAND, Charlotte, « L'art d'habiter », TA, n° 9-10, août 1950, repris dans : Paris-Paris 1937-1957, éd. Centre Pompidou, Paris, 1981, p. 444
[4] PERRIAND, Charlotte, Un art de vivre, éd. Musée des Arts décoratifs/Flammarion, Paris, 1985, p.55
[5] PERRIAND, Charlotte, Une vie de création, éd. Odile Jacob, Paris, 1998, p. 158
[6] Ibid, p. 34
[7] Ibid,p. 264
[8] TANIZAKI, Jun’ichiro, Eloge de l'ombre, éd. P.O.F., Paris, 1986, pp. 56-57
[9] LE CORBUSIER, « Revue internationale d'esthétique », dans : L'Esprit nouveau, n° 1,‎ 1920
[10] PERRIAND, Charlotte, Une vie de création, éd. Odile Jacob, Paris, 1998, p. 341

ILLUSTRATIONS
[1] ISHIMOTO, Yasuhiro, The Old Shoin, viewed from the north-east, 1981
[2] Casier 526 Nuage, Charlotte Perriand. © Cassina
[3] ISHIMOTO, Yasuhiro, Katsura Villa, 1954
[4] Détail | Casier 526 Nuage, Charlotte Perriand © Cassina
[5] ISHIMOTO, Yasuhiro, Rooms of the Old Shoin, viewed from the east, 1981
[6] Résidence de La Cascade, Les Arcs 1600, 1968 
[7] ISHIMOTO, Yasuhiro, Garden viewed from the western part of the Shokintei Pavilion, 1989
[8] Appartement, Résidence Les Arcs 1600
[9] ISHIMOTO, Yasuhiro, Interior of the Shokintei pavilion, viewed from the east, 1953-1954
[10] Chambre-témoin, Pavillon du Brésil, Cité Internationale Universitaire, Paris, 1958
[11] OZU, Yasujirô, Printemps tardif. Shōchiku, 1949, 108 min
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