KATSURA, CETTE GRANDE MODERNE [2]
- Clara Fuchs
- 1 sept. 2019
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 juin 2024
CHARLOTTE PERRIAND ET LA VILLA IMPÉRIALE KATSURA
01 SEPTEMBRE 2019 | CLARA FUCHS
1940. Charlotte Perriand est invitée en tant que conseillère pour l'art industriel auprès du ministère du Commerce japonais par Junzo Sakakura, Après une collaboration de 10 ans dans les ateliers d'architecture parisiens de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret , la jeune architecte quitte la France et embarque pour le Japon. Lors de son séjour en Extrême-Orient, Charlotte Perriand s’étonne, tout comme Frank Lloyd Wright et Bruno Taut avant elle, de la similitude entre la pensée moderne et la tradition architecturale japonaise. Parmi ses découvertes emblématiques, la Villa Impériale Katsura à Kyoto, joyau esthétique du 17ème siècle, qui occupe, aujourd'hui encore, une place majeure dans les arts japonais.
Cette seconde partie de l'exploration de cet édifice dans les yeux de l'architecte et designer moderne Charlotte Perriand s'attarde sur la question de l'ornement, en requestionnant son absence qui a tant défini - et certainement à tord - l'architecture japonaise.
LA MESURE DE L’ORNEMENT
« De la décoration ? Des gadgets pour flatter le client ? […] Pas question. » [1]
Charlotte Perriand refuse toute forme d’ornement pour l’ornement. À chaque élément sa fonction, à chaque objet son utilité. Sa pensée s’ancre pleinement dans la théorie moderne de dépouillement amorcé par Adolf Loos dans son manifeste Ornement et Crime [2] puis décrite par Le Corbusier, qui associe l’ornement a « une aliénation historique et spatiale […] cultivant des rêves de nostalgie face à la modernité. » [3] Par ce lien entre ornementation et passéisme, l’architecte souligne la nécessité de se couper de la filiation historique et de s’abstraire de toute pensée que l’on pourrait associer à l’histoire.
Charlotte Perriand écrit à son tour : « J’étais persuadée qu’ils [les étudiants de l’Institut gouvernemental des Recherches pour l’Art industriel de Tokyo] avaient de la chance de ne pas avoir l’esprit encombré par nos styles du passé, nos gadgets du présent, par des meubles de toutes sortes, ce qui en France est un frein à la création. Tout ‘vierges’ qu’ils étaient, ils pouvaient spontanément créer des formes nouvelles. » [4]
Si les modernes considèrent l’attention pour le passé comme antinomique au progrès et à l’innovation, l’apprentissage japonais passe, lui, par l’étude rigoureuse et la copie de la production de maîtres anciens.
Ce rejet des réminiscences de l’histoire ne se traduit effectivement pas dans la Villa Impériale Katsura. Alors qu’elle apparaît aux yeux des modernes – l’allemand Bruno Taut, l’américain Frank Lloyd Wright, la française Charlotte Perriand - comme immensément moderne, la percevant comme une villa-manifeste anachronique et précurseuse des théories modernes, son architecture s’édifie sur une accumulation de styles esthétiques, qu'ils aient été historiquement simultanés ou successifs.
Les trois corps de bâtiments qui composent le plan de l’édifice principal mélangent des éléments de styles anciens.
COMPOSITION
Partagée entre plusieurs styles, notamment shoin-zukuri et sukiya-zukuri, l’architecture de la Villa Impériale Katsura décline la thématique de l’ornementation de différentes manières.
La première, la géométrie, est une déclinaison des lignes de manière orthogonale ou biaise, qui crée un motif. Elle se multiplie sur tous les plans, aussi bien à l’échelle de l’édifice que dans celle des détails : les faux-plafonds dessinent des nervures, les bordures tissées des tatamis dessinent au sol des lignes tantôt coupées, tantôt fuyantes, les pavements de pierre taillée extérieurs composent des motifs au sol, les panneaux coulissants shoji font apparaître leur structure quadrillée, etc.
La seconde forme d’ornementation, la stylisation, est une représentation simplifiée des motifs décoratifs, la plupart du temps issus de la nature. Parmi les nombreux exemples possibles, on citera les ferrures des portes du corps de bâtiment Nouveau Shoin caractérisées par leur forme de lune.
Enfin, la troisième et dernière forme d’ornementation, la matérialité, réside dans un choix précis des matériaux dans lesquels se façonnent les divers éléments architecturaux et structurels. Les diverses essences de bois, les treillis végétaux, les laques, les papiers de différentes tonalités, les torchis des parois, etc. se juxtaposent et créent des compositions visuelles riches – ce principe ornemental n’est pas sans rappeler le Pavillon allemand de Barcelone de Ludwig Mies van der Rohe et ses déclinaisons de marbre.
« Quand Perriand arriva, des sièges en bambou existaient déjà au Japon, et elle se mit immédiatement à utiliser ce matériau. Ses formes étaient modernes et elle montra sa propre sensibilité dans le tissage du bambou comme dans l’usage populaire du bambou rond. » [5]
Ce sens du détail et de la composition résonne particulièrement avec le travail et la sensibilité de Charlotte Perriand. Ses recherches prennent un nouveau tournant, gardent toujours cette pureté de la ligne mais désormais à travers des matériaux locaux, préférant des matières naturelles et légères comme la paille, le bois et le bambou au verre ou au tube d’aluminium qu'elle avait expérimentés dans les ateliers de Jean Prouvé.
Inspirée par la matérialité de la Villa Impériale Katsura et, plus généralement, des habitations japonaises, « […] délicieuses maison de papier » [6], elle crée de nouvelles pièces de mobilier qu’elle présente lors d'expositions données à Tokyo, d’abord « Contribution à l’équipement intérieur de l’habitation. Sélection, tradition, création. » en 1941, puis « Proposition d'une synthèse des arts » en 1955.
La légèreté de cette architecture japonaise qui la marque tant, son caractère fragile, éphémère puisant dans un vocabulaire architectural vernaculaire, se retrouve dans le pavillon de thé que Charlotte Perriand propose sur les toits de l’UNESCO en 1993, aux côtés de Tadao Ando, Yaé Lung Choï et Ettore Sottsass. Avec sa toile tendue sur une structure de bambous, sous laquelle un volume de bois et une dalle flottent virtuellement au-dessus d’une mer minérale, son chashitsu synthétise cette oscillation entre tradition et modernité.
« L'esprit moderne présente une grande parenté avec les principes traditionnels du Japon. Plan libre, façade libre entièrement ouverte sur la nature. Pénétration de la nature dans la maison, prolongement de la maison dans la nature recréée. Flexibilité de l'espace par portes coulissantes, rangements incorporés à l'architecture. » [7]
La Villa Impériale Katsura incarne cette rencontre anachronique et intercontinentale. Elle sera une référence majeure pour Perriand, qui dessinera entre autre sa série Nuage sur le modèle de la bibliothèque Nuée de Brume.
Les relations entre l’architecte et l’archipel nippon ne furent cependant pas unilatérales. L’esthétique résolument moderne du travail que l’architecte laisse derrière elle deviendra à son tour une source d’inspiration multiple au Japon après la Seconde guerre mondiale, et notamment auprès de l’architecte Kazuo Shinohara.