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LE SUD MODERNE [2]

  • Clara Fuchs
  • 15 sept. 2019
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 12 juin 2024

LA VILLA AMARRÉE - LE SUD DE EILEEN GRAY

15 SEPTEMBRE 2019 | CLARA FUCHS



E, pour Eileen

10, pour la 10ème lettre de l’alphabet, J, de Jean

2, pour B, de Badovici

7, pour G, de Gray

E-1027, une villa signée par l’union d’une designer et d’un architecte critique d’art.

E-1027, un navire de béton sorti tout droit de la Grande Bleue qui s’étend à perte de vue.



Coincé entre les rails du train bleu et la mer, c’est un bout de terrain en restanque, planté de citronniers. Un escalier étroit escalade la roche escarpée et conduit jusqu’à l’entrée, à peine visible dans les hautes herbes. Le lieu idéal pour un refuge. Derrière le modeste portail, le site fait face à la Méditerranée.

Perchée sur des pilotis de béton, la maison a des airs de petit paquebot échoué. Fière, élégante, elle se dresse sur la roche nue, et marque le paysage de son éclatante blancheur. Pilotis, toiture plate, fenêtres en longueur, façades libres – il n’y a pas à dire, l’écriture moderne y est pure. Pourtant, dès l’entrée, l’intérieur me semble exprimer une conception très personnelle de l’habité. Très peu de mobilier, mais un sens spectaculaire du détail. La visite est ponctuée par les fantaisies de la propriétaire qui peint consignes et états d'âme à même les murs.



Sens interdit.

Entrez lentement.

Défense de rire.



La maison entière me paraît conçue comme un objet à habiter qui vient assister, presque prolonger, le corps de l’occupant. Tout a une place définie, inscrite explicitement sur les placards, comme si chaque geste potentiel avait été imaginé pour anticiper le moindre besoin. Plus encore, chaque objet utile au mode de vie que l’on mène ici semble avoir été choisi et rattaché à un rangement qui lui est propre, précisément dimensionné pour ne pas encombrer l’espace. Ce qui n’a pas d’emplacement n’a pas lieu d’être.

Une ode à l’économie, en quelque sorte.


La liste exhaustive de tous ces gestes ingénieux est longue. Mais parmi eux, je pense notamment à la banquette de lecture, équipée de tout le nécessaire pour une bonne sieste ou pour une nuit : oreillers, moustiquaire, emplacement pour bouilloire, portes-livres et liseuse, le tout escamotable en fonction de l'humeur.

Dans la chambre principale, une console translucide filant sous la fenêtre bandeau laisse entrevoir le contenu de chaque tiroir. Sur la paroi voisine, le tiers inférieur épaissi en une tête de lit ménage une niche qui recueille livres, trésors et un minuscule réveil. Quand l'air chaud du Midi devient irrespirable, l'étroit couloir de service se réinvente en bar avec contenant à citrons et casier à bouteilles, prêt en quelques secondes à accompagner les corps assoiffés dans l'ivresse.

Ce que cette villa nous suggère, c’est que vivre de peu revient peut-être à faire du quotidien une poésie.


Chacun, même dans une maison de dimension réduite, doit pouvoir rester libre, indépendant. Il doit avoir l'impression d'être seul. [1]


Femme moderne, cette Eileen Gray, qui cherche en tout lieu à se donner le choix – notamment celui de fuir dans une bienfaisante solitude. La maison entière se dessine comme un abri, loin du monde, loin des autres. La porte, par exemple, toujours positionnée dans un renfoncement, de manière à ce qu’elle ne soit jamais visible. Dans l’espace, on est seul avec le dehors sauvage – lumière, vent, vagues.


Le premier niveau appartient au ciel, l’autre à la terre - les deux partagent la mer comme point de mire. Drôle de sensation, que de flotter ainsi.

Parce que tout, dans cette villa haute, évoque l’expérience du marin : le balcon filant comme un pont de bateau, le garde-corps en toiles tendues et cordages comme un bastingage de voilier, les indénombrables nuances de bleu et de blanc. Depuis l’intérieur de ce perchoir, le paysage est horizontal, cadré par des transparences en bandeaux – le regard file directement sur les flots, sans autre motif que l’horizon lui-même.

L’autre villa, la villa basse, est laissée au maquis méditerranéen. Sous les pilotis de béton solidement fichés dans le sol, protégée du vent et des assauts du soleil, elle se lit comme une continuité couverte du jardin. Un salon extérieur à l’ombre des pins maritimes.


À ce titre, E-1027 pourrait certainement être assimilée à une analogie entre architecture et monde vivant, entre l’enveloppe et ce qu’elle contient, entre l’existence matérielle des choses et ce qu’elle permet de créer dans un monde d’idée.


Une maison n’est pas une machine à habiter. C’est la coquille de l’homme, son extension, sa retraite, son émanation spirituelle. [2]


E-1027, éloge de l'essentiel.

E-1027, manifeste de la pensée unique, totale.

E-1027, apologie de la liberté.

Villa E-1027

Eileen Gray, Roquebrune-Cap-Martin, 1929

RÉFÉRENCES
[1] GRAY, Eileen, BADOVICI, Jean, "E-1027 Maison de bord de mer", Architecture vivante - Numéro spécial, 1929, rééd. Imbernon, Marseille, 2015
[2] "A house is not a machine to live in. It is the shell of man, his extension, his release, his spiritual emanation." dans : CONSTANT, Caroline, Eileen Gray, éd. Phaidon Press Ltd, Londres, 2000, p. 117

ILLUSTRATIONS
[1] La maison de bord de mer - Persienne coulissante, façade nord
[2] "Défense de rire" - Alcôve d'entrée
[3] Géométrie intérieure - Banquette de réception, luminaire, table et carte marine
[4] Sur le pont - La Méditerranée depuis le balcon
[5] Chambre des maîtres
[6] Placard d'angle
[7] Le sens du détail - Miroir arrière pour coiffure impeccable, salle de bain basse
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