HISTOIRE DE VILLES | HÉNAB & SIR
- Clara Fuchs
- 1 oct. 2019
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 juin 2024
LES VILLES DE LA PLAINE DE DIANE MEUR
01 OCTOBRE 2019 | CLARA FUCHS
Les histoires de villes peuplent tous les esprits, qu’elles se révèlent connues, souvenues, rêvées, floues ou taboues.
Lieu d’ancrages, lieu de passages, lieu de rencontres, lieu d’habitudes, de découvertes, lieu investi ou abandonné, la ville, quelle que soit sa forme, est l’écrin de nos vies.
Elle nous entoure, elle nous domine, nous abrutit ; elle nous fascine, elle nous façonne. Elle est le miroir du temps présent qui se projette dans un avenir. Elle est le témoin des prétentions, des maladresses, des pensées visionnaires ou passéistes – en somme, de l’histoire de l’Homme.
On s’y attache, on la détruit, on l’ignore souvent, on l’explore parfois, on la redécouvre, on la rejette ; elle est une expression de nos existences.
LES VILLES DE DIANE MEUR
Les villes de la plaine sont deux : Sir et Hénab. Deux cités imaginaires d’une civilisation mésopotamienne antique qui l’est tout autant - mais qui résonne parfois si familièrement. On n’entre pas dans Hénab, on ne fait que savoir qu’elle existe. Elle est là, elle est ce qui doit être là mais dont on souhaite se débarrasser. Hénab est laide, Hénab dérange, mais Hénab définit en creux Sir.
Les villes de la plaine, c’est l’histoire d'une ville et de ses lois. De l’ordre que l’Homme qui l’a pensée, construite, y a imposé. Les villes de la plaine, c’est l’histoire d’un scribe chargé de réécrire à l’identique des règles sacrées qui régissent chaque instant de la vie publique, relationnelle et intime des hommes. Un érudit qui doute du sens de ce qui appartient à un temps ancien, de ce qui vieillit, passe, devient inaccessible au plus grand nombre. Un sachant qui requestionne donc l’origine réelle ou inventée des choses, qui creuse dans les strates successives que le temps accumule pour tenter de savoir ce qu’il est nécessaire de garder, d’évacuer et d’inventer.
Tu es, avec Hénab, la seule ville de la plaine ; la seule ville sur terre, pour ceux qui vivent ici et n'ont jamais franchi le cirque des montagnes. Tu as, de ce qui est unique, la démesure, la vertigineuse multiplicité. Tu regorges d'habitants, de boutiques, de maisons, tu regorges de temples, tu regorges de tout. Tu contiens tant de rues qu'il a fallu se résoudre à leur donner des noms. Tu as tes hauts quartiers bosselés de coupoles, tes bas faubourgs bâtis de planches, de vieux tissus, de tessons de poterie mêlés à du mortier. Et à tes façades disparates il n'est pas deux fenêtres pareilles, et à chaque fenêtre sèche un linge lui-même bigarré, qui laisse deviner une pluralité de vies, d'âges, de sexes – tu es multiple jusqu'à la monstruosité. Et cependant, pour qui te voit de loin, tu es une et unie, un seul grand corps de pierre dont tes habitants sont les atomes, tous distincts, mais tous toi-même, tu aimes à le penser. Tu écrases de ton mépris Hénab, ta rivale moins belle ; tu n'en parles jamais, ou avec exécration. Parce qu'elle est née banalement dans la boucle d'un fleuve, tu l'appelles prostituée collant son corps au premier passant venu ; et aussi parce qu'elle s'ouvre à tous les vents, à toutes les étreintes, n'ayant pas jugé bon, elle, de se fortifier. Trois huttes de pêcheurs, puis dix, puis trente… Hénab, une ville ? Hénab n'est qu'une flaque qui s'étend, sans idée, sans contours, tu l'abomines comme l'image même de ce que tu n'es pas. Tu le sais pourtant, elle est peuplée de ceux des tiens qui te renient ou que tu chasses, proscrits, lépreux, voleurs ou hérétiques : elle a beau t'être odieuse, Hénab est encore toi.
MEUR, Diane, Les villes de la plaine, éd. Sabine Wespieser, Paris, 2011