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AU-DELÀ DE LA MATIÈRE

  • Clara Fuchs
  • 1 févr. 2020
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 12 juin 2024

AU CREUX DE LA TERRE - TESHIMA

01 FEVRIER 2020 | CLARA FUCHS



« Japon : pays de toutes les nuances du bois, de la mousse, du thé amer et de ces grosses flûtes de bambou dans lesquelles on engouffre l'air par litres pour obtenir cette note basse et tremblante d'une mélancolie qui en dit long sur le pays. » [1]


Pays de quêtes, de dualités, d’absolus, d’abandons, d’harmonies. Territoire d’aliénation et de respiration, de folies - comme une poignée de cailloux jetés dans l’océan, dans laquelle se jouent la rencontre entre l’homme moderne et le monde.



狭霧 [sagiri] : brume


Dans le creux de la mer intérieure de Seto, l’île de Teshima émerge à peine. Ni totalement plate, ni franchement escarpée, elle ressemble à un fragment de terre abandonné aux vents, aux pluies et aux oiseaux. Pourtant, par ciel clair, on devine ses voisines à quelques kilomètres de là, qui parsèment les eaux calmes. Seul le voile épais de la brume qui remplit l’atmosphère ce matin-là, coupe la proximité de l’île avec ses grandes sœurs industrielles.

Par ce temps, Teshima prend des airs fantomatiques. L’air lourd s’accroche aux pins et fait flotter entre les épis de graminées une moiteur tenace. La nature reprend ses aises et gomme la présence de l’homme. Et c’est au cœur de ce nuage maintenu au ras du sol que l’on traverse les paysages terrassés des rizières du mont Myojin.


Dans l’herbe humide, une boursouflure blanche interrompt l’ascension. Comme une ébullition souterraine de béton qui aurait soulevé par endroit la terre tendre.

Une goutte minérale ne contenant rien d’autre que l’air salé de la mer et la mélodie des vagues qui s’engouffrent par deux immenses perforations.

Une membrane toute gonflée qui répond constamment à son environnement, choisissant d’en cacher la matière pour laisser l’invisible s’exprimer – comme le temps, comme le vent. À chaque instant, le lieu se perd et se renouvelle. La lumière, les nuages, l’air contribuent à ce perpétuel recommencement. Les effilochures du brouillard filtrent les rayons du soleil, et étirent sur le sol les lignes courbes des deux brèches hélicoïdales de la coque. Bientôt, la brise marine qui se lève raisonne dans la cavité de béton nue.


L’architecture devient un moule, un support, un écran de projection – une abstraction. On ne parle ni de paroi, ni de plafond, ni de couleur. On perçoit seulement une surface lisse, courbe, poreuse, ouverte, sans endroit ni envers. Peut-être aurait-il fallu inventer un autre mot que musée pour désigner ce lieu – car contrairement au musée, ce n’est pas l’œuvre de l’homme qui est proposée aux visiteurs, mais bien ce que la Terre a d’immense. D’ailleurs, on y entre le dos courbé et en chaussettes, par humilité d’abord, mais surtout pour passer l’homme sous silence. Oui, le silence de l’homme pour écouter le bruit du cosmos.



雨 [ame] : pluie


La fraicheur minérale régénère les pieds fatigués des marcheurs. Au sol, des centaines de gouttelettes sortent lentement de microscopiques porosités, et accrochent le jour qui se lève. Une pluie horizontale, énergique, vivante, qui se fait et se défait furtivement, glissant au grès des ondulations imperceptibles du béton poli. Autant de lentilles d’eau dont les pieds humains viennent déranger la danse.

Contre ceux qui ne les perçoivent pas, elles protestent de leur humidité. Elles foncent les chaussettes des inattentifs et des grossiers et se meurent dans les tissus peluchés, provocant chez leur propriétaire une sentiment de faute.


« Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C'est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n'a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. » [2]


Le musée de Teshima n’est pas vide. Non, il contient en son sein la rencontre rare de l’homme avec la terre, avec sa terre. On y entre, et c’est le monde entier qui hurle en silence dans nos oreilles.

Musée de Teshima

Ryūe Nishizawa, Rei Naito, Île de Teshima, Préfecture de Kagawa, Japon, 2010

RÉFÉRENCES
[1] BOUVIER, Nicolas, Le vide et le plein : Carnets du Japon. 1964-1970, éd. Gallimard, 2009, p. 38
[2] Ibid., p. 158

ILLUSTRATIONS
[1] Eclosion © Clara Fuchs
[2] Balance © Clara Fuchs
[3] Brèche © Clara Fuchs
[4] Abstraction © Clara Fuchs
[5] Vie © Clara Fuchs
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