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MICROCOSME

  • Clara Fuchs
  • 15 févr. 2020
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024

DANS LE SECRET DES PAVILLONS DE THÉ

15 FEVRIER 2020 | CLARA FUCHS



Il existe une pensée japonaise qui dit que le beau naît de l’acceptation du limité. Celui dont Junichiro Tanizaki fait l’éloge, réside moins dans le plus éclatant que dans le plus bas, le plus petit, le plus domestique. Généreux sont le minuscule, l'incertain, le banal, l'imparfait, tant ils donnent à celui qui les regarde matière à méditer.

Voilà l’une des fondations de la spatialité du thé japonaise : créer un ailleurs pour abriter une pratique, celle du thé donc, qui renoue avec le beau en chaque chose ; imaginer un espace restreint qui rend possible cette recherche esthétique de la banalité.



En plein cœur de Kyoto, c’est une longue allée empierrée, qui s’enfonce petit à petit dans les feuillages. À mesure que l’on avance, les troncs rigides des pins se densifient et camouflent les toits des maisons de ville étroites. Sous les pieds, le calepinage régulier du sol se délite, le pavement équarri se brise en fragments de roche, irréguliers et disjoints. Un modeste portail en bois stoppe l’avancée – sa hauteur laisse tout juste passer un homme. Premier arrêt.


Le pavage laisse place à un chemin de pierres plates flottant sur un océan de mousse. Elles ressemblent à de vieilles montagnes érodées, émergeant d’un monde sauvage et miniature. On se laisse porter le long des sinuosités du tracé. Le bruit du monde moderne s’atténue au fil des pas, alors qu’à quelques mètres de là, le flot automobile de l’artère Kitaoji-dori ne cesse sa course. La ligne des pierres s’arque au détour d’un bosquet de rochers colonisés par les fougères. L’un d’entre eux semble creusé par la pluie, et recueille en son sein de l’eau claire. Sur le bord, une louche en bambou joue à l’équilibriste. Second arrêt.


Caché derrière un genévrier, à la fois cabane de fortune et sanctuaire, le pavillon de thé. Pas de décoration, pas de superflu ; quelques secondes suffisent pour en faire le tour. Seuls les trous des ouvertures troublent la façade de terre ocre. Il paraît sur le point de vaciller, ainsi perché sur ses frêles tiges de bois. Sous le débord de toiture, une grosse pierre. Les chaussures restent là, tandis que l’on se faufile par l’entrée étroite.



« Elle avait à peine dix pieds de large, et moins de sept pieds de haut. […] Sa base de la maison était simplement posée à même le sol, le toit provisoire était de chaume, et des crochets de fer fixaient les jointures des pièces de bois. » [1]



À l’intérieur, la pénombre nous happe. Le vide règne en maître des lieux ; rien ne perturbe les lignes qui se déploient dans l’espace. Tiges, planches, veinage, tissage, bordure, grille, quadrillage, calepinage, dessinent un patchwork de segments à peine perceptibles qui se répondent en silence. L’obscurité s’accroche au torchis anthracite des parois et embrume les certitudes de l’œil. Le corps est projeté dans un espace ineffable, sans limite perceptible, sans couleur ni contraste. Avec les chaussures, la ville rugissante est restée dehors. Le pavillon, si minuscule de l’extérieur, semble désormais immense. En fait, le passage de la porte du pavillon matérialise bien plus que la limite d’un espace. Elle implique l’ouverture d’un autre monde, un univers où les limites de la perception n’existent pas. L’enceinte du pavillon est parvenue à abstractiser le monde - elle réduit son immensité à un mouchoir de poche.

Et c’est seulement alors que le beau se révèle.


Sur le foyer, une bouilloire en fonte dans laquelle l’eau frémit – le couvercle entrouvert laisse échapper une mince volute de fumée qui danse dans la lumière sculptée par le panneau de papier. Le parfum de la terre humidifiée par les pluies flotte dans l’air encore frais. Dehors, les herbes frissonnent. Dans l’alcôve, l’opalescence d’une fleur de prunier. Le printemps s'invite dans la pièce.

Un nouvel arrivant fait claquer le bois de la minuscule porte d’entrée. Dans un bruissement de tissu, il se hisse sur les tatamis. Un panneau s’ouvre et le maître de thé entre.


Nombreux sont les textes tentant d’expliquer l’intensité vécue dans un chashitsu. Ce que l’on traduit injustement par cérémonie du thé conserve ses secrets bien gardés dans l’enceinte de son pavillon. Le temps et l’espace s’y lient en un tout indissociable, qui pourrait cependant reprendre la figure d’un sablier.

D’abord, la fermeture du monde urbain d’où l’on provient, qui, petit à petit, se marginalise, devient de plus en plus lointain, jusqu’à n’être plus qu’un ailleurs ; enfin, l’ouverture d’un autre monde, celui du thé, qui s’impose comme un nouvel ici.

Entre les deux, un point d’inflexion – l’architecture.

Pavillon de thé Shoko-ken

Daitoku-ji, Koto-in, Kyoto, Japon, 1628

RÉFÉRENCES
[1] KAMO NO, Chomei, Hojo-ki [Notes de ma cabane de moine], éd. Gallimard, 1968, p. 272

ILLUSTRATIONS
[1] Tsukubai - Vasque © Clara Fuchs
[2] Shoji - Panneau © Clara Fuchs
[3] Nijiriguchi - Porte © Clara Fuchs
[4] Sagiri - Brume © Stéphane Barbery
[5] Sen - Ligne © Clara Fuchs
[6] Hishaku - Louche © Stéphane Barbery
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