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DE L’IMPRESSION DE DISTANCE

  • Clara Fuchs
  • 1 avr. 2020
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024

OKU – PLANS, PROFONDEUR, CORPS

01 AVRIL 2020 | CLARA FUCHS



« J'ai découvert au Japon […] le pouvoir du vide, la religion du vide. Le vide contient tout. » [1]


Présumer que l’invisible réside dans le monde visible, c’est penser un paradoxe : il existerait du visible au-delà du regard. Mais seraient-ce encore les yeux qui en seraient le révélateur ?

Au Japon, le sacré réside dans ce qui est caché. Et de cette perspective sur l’invisible nait toute une pensée de l’espace. Car si le loin, le hors d’atteinte, confère à une chose une dimension spirituelle, ce qui a trait à l’intime en est forcément teinté – et le cœur de la maison, théâtre de la vie domestique, soigneusement dissimulé aux regards indiscrets, revêt tout à coup un caractère capital. La vision n’est pour autant pas exclue du sacré – bien au contraire, elle y joue un rôle fondamental. Et pour cause, c’est presque exclusivement par ce biais que le corps comprend un là-bas distant du ici où il se tient.

Ce là-bas, c’est oku.



« Cet intérieur que le Japonais édifie […], un oku enveloppé d’ombre et vers lequel le cheminement revêt une importance primordiale. » [2]



Le cheminement, presqu’autant que la finalité elle-même.

Oku est l’architecture sous le pas de l’homme ; c’est l’arpentage, le parcours – le corps qui s’impose comme premier principe pour définir l’espace. Il se jette dans le son morcellement ; il se love dans l’ambiguïté de ses limites. « Il n’y a pas de mur dans l’architecture japonaise », écrivait Le Corbusier. Pourtant, elle s’impose comme une spatialité de l’intérieur, ou plutôt des intérieurs qui se coupent et se chevauchent. De cette complexité, c’est bien le déplacement qui vient à bout. Oku est un jeu de l’œil et du pied éveillés, tantôt distinctement, tantôt simultanément. L’espace devient une narration ponctuée, un poème que le corps déchiffre à mesure qu’il avance.



« Lors de son voyage au Japon, Roland Barthes a dit que c'était un pays qui ne semblait pas avoir de centre ; doté d'une grande profondeur, mais dépourvu de centre. […] Pour moi, le centre d'un édifice est toujours la personne qui s'y trouve, celle qui expérimente l'espace depuis l'intérieur d'elle-même. » [3]



Oku est une manipulation de l’espace qui l’extrait de ses caractéristiques dimensionnelles. Par son découpage en une multitude de séquences, à la fois indépendantes et juxtaposées, oku dissocie ce qui est mesuré de ce qui est perçu ; c’est ainsi qu’au creux d’un volume aux dimensions modestes, peut naitre une réelle générosité – l’espace devient plastique. Car non, les plus petits sites ne contrarient en rien la longueur d’un chemin – les labyrinthes s’accommodent fort bien du manque de place.


Loin de la monumentalité traditionnelle des plans axiaux, oku cherche l’entrée par l’angle et la fuite par la diagonale – cette « longue dimension » de l’espace. L’interruption d’une paroi, une opacité qui file, sous-face, sol, transparence, pliage, lumière : l’appel vers un ailleurs. C’est une convocation de l’imaginaire, une projection d’un monde invisible – ou du moins visible mais pas encore accessible. Peut-être est-ce également l’explicitation du lien entre un temps futur qui arrive et qui ne peut exister qu’en passant par le temps présent que l’on est en train de vivre. En l’enrichissant cette composante temporelle, ce serait comme octroyer à l’espace un rôle initiatique – mais à quoi ?



« Si l'on ne peut plus guère progresser aujourd'hui dans l'art de se détruire, il y a encore du chemin à faire dans l'art de se

comprendre. » [4]



Et voilà que l’on renoue avec cette dimension spirituelle. Car la progression qu’une telle architecture met en place est tant spatiale qu’intérieure. Elle tend à n’être qu’un support qui amène l’être à expérimenter son existence autrement. Dans les maisons de ville machiya, le fond de l’habitat est en fait une cour intérieure, parfois minuscule, qui recueille la lumière et le ciel. La mélodie, celle qui flotte dans l’air après l’orage, lorsque les dernières gouttes dégringolent la chaîne de pluie, serions-nous capables de l’entendre autrement ?


Oku reste toujours inaccessible ; il n’est pas un point fixe à atteindre mais une structure de l’espace dynamique qui met le corps et l’esprit en mouvement. Et de cette complexité créée, nait la profondeur.

RÉFÉRENCES
[1] PERRIAND, Charlotte, Mémoires du siècle, France Culture, 25 mars 1997, 56 min.
[2] PEZEU-MASSABUAU, Jacques, « Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon », dans : Annales. Économies, sociétés, civilisations, 38e année, n° 2, mars-avril 1983, pp. 307-308
[3] ANDO, Tadao, AUPING, Michael, Du béton et d’autres secrets de l’architecture – Sept entretiens de Michael Auping avec Tadao Ando lors de la construction du Musée d’Art Moderne de Fort Worth, éd. L’arche, 2017, pp. 54-55
[4] BOUVIER, Nicolas, Chroniques japonaises, éd. Payot et Rivages, 2001, p. 113

ILLUSTRATIONS
[1] Dehors intérieur - Kyoto
[2] Plans - Ferme Taguchi I, Hida Minzoku Mura, Takayama
[3] Fuyante I - Ferme Taguch II, Hida Minzoku Mura, Takayama
[4] Fuyante II - Habitation japonaise, Kyoto
[5] Diagonale - Ferme Taguch III, Hida Minzoku Mura, Takayama
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