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CROISSANCE ILLIMITÉE

  • Clara Fuchs
  • 1 mai 2020
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024

CROISSANCE, OBSOLESCENCE, TRANSFORMATION – MÉTABOLISME

01 MAI 2020 | CLARA FUCHS



Marché de Tsukiji, 7h. Les derniers thons se sont arrachés aux enchères pour des centaines de milliers de yens. La halle intérieure se vide peu à peu de ses chefs et de ses grossistes à l’œil acéré. Les marins-pêcheurs, épuisés par leur nuit de labeur, débarrassent les étals sur lesquels des millions de poissons et de coquillages brillaient quelques heures auparavant. Au milieu des blocs de glace pillée et des jets d’eau, leurs camions rejoignent la Kaigan-dori et se dispersent aux quatre coins de l’archipel.

Dans ce chaos organisé, se détache au loin la silhouette si reconnaissable de Nakagin Capsule Tower.



Dans la densité du quartier Shinbashi, cette drôle de tour se détache de ses voisines par son étrangeté. Et pour cause, bien loin de la discipline bien-connue de l’archipel, les hublots ronds s’agitent dans toutes les directions, comme une multitude d'yeux jetant sur la ville une œillade fantaisiste. Le principe est pourtant d’une simplicité enfantine : 140 unités métalliques préfabriquées, fixées à deux colonnes de béton armé, toutes indépendantes, toutes remplaçables.


Comme une accumulation de boîtes à habiter, empilées sans jamais se toucher, conçues de manière à ce que l’existence d’un module n’impacte en rien ses voisins – en filigrane, la métaphore d’une société du nombre, induisant un vivre à côté sans vivre avec. Car la notion de partie commune est réduite ici à une circulation parfaitement fonctionnelle : un ascenseur central, autour duquel s’enroule l’escalier découpé en petites volées de cinq marches, chaque palier permettant de desservir deux unités. Ce qui est partagé est passager, le commun ne sert qu’à rejoindre l’individualité.


En dépit de son échelle modeste face au standard des monstres tokyoïtes que l’on connaît aujourd’hui, on lit dans cette curieuse architecture l’obsession de la croissance. 13 étages, mais le principe voudrait se développer sur des centaines de niveaux – en théorie, rien ne l’interrompt sinon les limites physiques et techniques des matériaux. Ce besoin sauvage, naturel, indomptable de croitre, celui qui pousse la feuille morte de l’arbre à tomber pour laisser sa place à un bourgeon, on le retrouve dans le système de l’unité qui, trop usée, se détache de son squelette de béton pour être remplacée par une homologue nouvelle. Le bâtiment tout entier obéit à ce cycle de vie : naissance, dégradation, mort, renaissance, avec l’adaptation comme fil rouge. Aujourd’hui, les capsules borgnes de l’architecte Kisho Kurokawa ; demain, d’autres unités, d’autres designs, créant un autre bâtiment. Seul subsiste ce dont on a besoin.

« La perfection comme une évolution constante. Une beauté impermanente, une beauté immatérielle. Nous avons donc trouvé une théorie nouvelle. La beauté des européens est censée être immuable, mais peut-être pouvons-nous découvrir une autre esthétique résidant dans le mouvement. » [1]

Cette réflexion sur la nécessité, la voilà poussée jusqu’au cœur de la cellule. Le nom d’abord, capsule, comme un vaisseau propulsé dans un espace hostile et dont la vie de son habitant dépend. Ensuite, le développement de la paroi-meuble dans laquelle se nichent placards, cuisinière, table rétractable, ventilation, mais également téléviseur, téléphone, radio,  magnétophone et horloge à alarme – le mur technologique, les prémices du quotidien connecté. Au fond, l'énorme œil circulaire fixant le flux continu de voitures.


Pas de place pour le superflu donc, la capsule de Kurokawa est une matérialisation de l’espace minimal, la vie ne résidant pas dans la dimension mais plus dans sa capacité à combler ses besoins. Dormir, manger, informer – l’homme technologisé.

Nakagin Capsule Tower [中銀カプセルタワー]

Kisho Kurokawa, Ginza, Tokyo, Japon, 1970

RÉFÉRENCES
[1] « Perfect as a constantly changing process. Impermanent beauty, immaterial beauty. So we found a new theory. European beauty was supposed to be eternal, but perhaps we could discover a new aesthetic based on movement. »
KUROKAWA, Kisho, dans : KOOLHAAS, Rem, OBRIST, Hans Ulrich, Project Japan. Metabolism Talks, éd. Taschen, 2011, p. 383

ILLUSTRATIONS
[1] Deux squelettes de béton, 140 greffes de capsules | Isométrie © Clara Fuchs
[2] Empilement © Clara Fuchs
[3] La capsule comme contenant à la vie | Plan-perspective © Clara Fuchs
 
 
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