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PETITE PENSÉE SUR LA FENÊTRE

  • Clara Fuchs
  • 15 mai 2020
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024

L'INTIME À L'ÉPREUVE DE LA VILLE

15 MAI 2020 | CLARA FUCHS



Chaque matin, l’immeuble d’en face s’éveille. Il se détache de la nuit fuyante par la timide clarté que filtrent ses carreaux embués. Au quatrième, une chambre s’éclaire – on aperçoit les draps froissés repoussés au bout du lit. Deux étages plus bas, le coin d’une cuisine – sur la table haute, les restes d’un diner oublié. Dans un miroir mal fixé, la porte entrouverte d’une salle de bain qui se remplit de vapeur d’eau.

Les appartements s’animent les uns après les autres et laissent apparaître au travers de quelques mètres carrés de transparence des bribes de quotidien. De ma fenêtre, ce damier ressemble à un théâtre d’ombres où se dévoilent les intimités.



FENÊTRE, n.f. : 1. ouverture pratiquée dans les murs pour donner du jour et de l’air. 2. pan vitré qui ferme cette ouverture.


Sobre définition pour un objet aussi complexe. Elle qui se contorsionne dans toutes les formes que la fantaisie peut imaginer, elle qui se métamorphose en autant de déclinaisons esthétiques et fonctionnelles, la voilà réduite à une simple ouverture.


Un pan, elle ? Quelle erreur ! C’est bien dans les quatre dimensions qu’elle s’exprime. Car si elle se dessine comme une surface dans l’imaginaire collectif, elle a besoin d’espace pour se développer – ou plutôt d'espaces, qu’elle divise ou relie au gré de ses envies. Elle n’existe pas plus au travers du vide qu’elle installe dans un mur que par la lumière qui se tord sur le sol, découpée nettement par ses montants. C’est bien elle qui, en s’opposant au plein de la matière, compose nos façades nues. La fenêtre n’est plus un plan, elle est projetée dans l’espace et s’appréhende par la distance.


Une transparence ? Quelle courte-vue ! Et pour cause, la voilà qui se teinte, se découpe en une multitude de fragments de verre géométriques et se pare d’épaisseurs. Elle influence la relation entre homme et homme, entre homme et espace, entre homme et environnement ; elle construit un ailleurs simultanément présent et distant du ici – l’éveilleur de la promenade. Tandis qu'elle s'agite, s’ouvre et se ferme comme un coquillage, sensible au moindre rayon de soleil, elle anime la ville, et l'affirme comme entité vivante.


Quel tyran, cette fenêtre, qui contraint autant ce qu’elle montre que celui qui regarde ! Car si son cadre ouvre sur un dehors, elle n’en autorise l’accès qu’au regard - au corps de choisir son versant. Quelle joueuse, cette fenêtre, qui nargue une vision qu’elle ampute volontairement de son étroite bordure. Et alors qu’elle tangue tantôt vers l’exhibition, tantôt vers la dissimulation, elle lance des défis à l’imaginaire pour combler les portions d’intimité qu’elle laisse deviner.


Cette sacrée demoiselle prend son statut d’entre-deux fort au sérieux. À cheval entre un dedans et un dehors, elle filtre les informations et réinterprète le réel, imposant sa perception plus abstraite, plus subjective – peut-être l’ancêtre le plus ancien des médias ?


Quoi de mieux pour attiser le désir des curieux que cette limite, cette impossibilité de franchir qu’elle brandit comme un panneau que seuls les oiseaux distraits et les mouches inquiètes semblent ne plus lire. La dépasser, c’est atteindre l’inaccessible « autre côté » où tous les possibles sont pourtant offerts. À elle seule, la fenêtre ouvre sur un espace recomposé, idéalisé – fantasmagorique.


« C'est toujours dans cet ordre-là que les architectes devraient travailler : chercher d'abord un endroit où poser la fenêtre, construire la cabane ensuite. » [1]


La fenêtre s’ouvre sur l’extérieur, elle se réserve des fragments de ciel et borde ce qui lui fait face ; la fenêtre s’ouvre à l’extérieur, elle se laisse surprendre par le vis-à-vis et transpercer par le jour. Alors que le regard vagabonde sur les façades voisines, bien à l’abri derrière le verre épais, voilà qu’il tombe sur une paire d’yeux inquisiteurs. Et tout d’un coup, notre fenêtre bien-aimée dérange – sa transparence apparaît comme une invitation à l’intrusion, et le voisin inconnu, l’indésirable, le trouble-fête, prend ses aises dans le salon.


Dans les villes où la collectivité impose la superposition, on oublie parfois que malgré soi, on est bel et bien une pièce du paysage de l'autre.

RÉFÉRENCES
[1] TESSON, Sylvain, Petit traité sur l'immensité du monde, éd. des Équateurs, 2005, p. 161

ILLUSTRATIONS
[1] Paysage de ville - Côté chat, 05H48 © Clara Fuchs
[2] Paysage de ville - Côté chat, 11H20 © Clara Fuchs
[3] Paysage de ville - Côté chat, 18H54 © Clara Fuchs
[4] Paysage de ville - Côté femme, 05H48 © Clara Fuchs
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