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ESPACE, TEMPS, ESPACE-TEMPS

  • Clara Fuchs
  • 1 sept. 2020
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024

PETITE PENSÉE SUR LA VILLE JAPONAISE

01 SEPTEMBRE 2020 | CLARA FUCHS



Lorsque l’on évoque la ville, les premières images qui jaillissent traduisent bien souvent le nombre : un rassemblement de gens, une accumulation de constructions, un amoncellement d’histoire. En somme, une concentration de matière, vivante ou non, mouvante ou non, présente en quantité et surtout, dans le temps. Dans la conscience collective, la ville a cette dimension immuable, qui cristallise ce que l’homme est et qui lui survivra – espace fixe pour vies filantes.

Et si la ville ne se définissait pas tant par ce qu’elle est, mais plutôt par ce qu’elle laisse ?


Les murs avec leurs fenêtres et leurs portes forment la maison, mais c’est l’espace laissé entre eux qui est l’essence de cette maison.


Au Japon, ces résidus d’urbanité ne manquent pas. Les villes sont parsemées de minuscules vides tout juste assez larges pour y laisser passer un homme. À l’abris du regard des plus pressés, ils se lovent, presqu’invisibles, entre deux constructions. Quelle perte de place dans un pays où il en manque cruellement, dirait-on – pourtant, ces entre-deux débordent de vie. Plus encore, ils deviennent l’essence de la vie dans la tentaculaire Tokyo. Car derrière les gratte-ciels et les écrans géants, c’est une seconde ville qui s’étend, plus modeste, plus secrète, seulement accessible par ces venelles sombres. Plus humaine aussi, avec ses petites maisons alignées et ses jardins microscopiques tenant dans une ribambelle de jardinières.


路地 [roji], c’est le nom de ces respirations urbaines. Un réseau de ruelles, comme une ville dans la ville, protégées par l’avancée des toitures et dans lesquelles rien ne se touche jamais. Les maisons ne font que s’y effleurer, distancées les unes des autres par de micros interstices. Ces pauses constructives ponctuent les rues et laissent le champ libre aux herbes folles et à la fraicheur. L’intimité reprend ses droits, enveloppée par les plantations plus ou moins domestiques et les lignes électriques qui quadrillent le ciel. Dans une culture où il n’est pas dans les mœurs de faire entrer dans la maison, ces roji constituent ce chez-soi dehors nécessaire à la sociabilité urbaine.


La générosité de l’architecture réside dans le vide. Cette pensée prend alors tout son sens : là où il y a vide, il y a vie. Et elle rejaillit partout, cette énergie des hommes : dans la multitude de pots de fleurs toujours arrosés que l’on chérit autant pour soi que pour les autres, dans les tas de feuilles balayées avec soin, dans les vélos bariolés stationnés le long des façades, dans les allées et venues des enfants, dans les conversations basses. Dans le filigrane de la mégalopole de béton, apparaît une urbanité flottante – une ville sans âge, ou plutôt une ville de tous les âges, qui résiste fébrilement depuis l’aire Edo sans jamais s’évanouir. Dans une époque où densité et compacité règnent en maître, difficile de concevoir le vide comme l’essence de la ville !


« Le bonheur insolite, celui que l’on éprouve à flâner dans une petite rue de l’immense Tokyo n’a pas d’autre source : その場 その場 [sono ba sono ba], « au lieu le lieu », c’est véritablement vivre. » [1]


La voilà, l’enfant capricieuse des hommes, qui rechigne à s’inscrire dans la linéarité fantasmée de ses géniteurs ! Et tandis que ces derniers s’appliquent à la penser pour demain, elle réduit leur idée de temps à néant, métamorphosant presque immédiatement chaque innovation en un modèle suranné.

Est-ce la faute des temps modernes qui, en divisant l’espace-temps traditionnel en espace et en temps bien distincts, substituèrent à la concrétude d’une pensée deux concepts abstraits ? Combien d’entre nous parviennent à se représenter justement l’espace via ses mesures ? Cinq kilomètres, c’est une projection qui ne parle bien souvent qu’à l’intellect ; une heure de marche, c’est ce même espace, tangible, incarné. Et c’est dans cette dernière dimension que nait cette ville qui n’existe que du bas. Fantomatique sur les plans, elle ne s’ancre que dans un temps donné, celui que le corps vit.

« Les plus belles choses, disait-il toujours, vivent une nuit et s'évanouissent avec le matin. C'est ce que les gens appellent le monde flottant [...].» [2]

On dit souvent que ce Japon de l’ombre échappe au temps. C’est certainement une erreur – seulement le temps japonais est une somme d’instants. Non pas que les notions de passé et de futur y soient étrangères, non, mais seuls les éléments ayant une prise dans le présent s’y jouent. L’instant est à comprendre dans ce pays comme l’un des seuls moyens qui permet de saisir la vie qui s’y déroule. C’est là tout le paradoxe de la ville : malgré sa dimension conservatrice, elle continue de conjuguer le temps au présent – le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.

RÉFÉRENCES
[1] BERQUE, Augustin, dans : MELAY, Alexandre, Architecture et temps au Japon, éd. Alexandre Melay, 2016, p. 12
[2] ISHIGURO, Kazuo, Un artiste du monde flottant, éd. Folio, 2009, p. 247

ILLUSTRATIONS
[1] Chaos [1] - Nezu, Tokyo, 2017 © Clara Fuchs
[2] Boîtes-à-lettres - Kyojima, Tokyo, 2017 © Clara Fuchs
[3] Chaos [2] - Kagurazaka, Tokyo, 2017 © Clara Fuchs
[4] Vie de Roji [1] - Nezu, Tokyo, 2017 © Clara Fuchs
[5] Respiration - Kagurazaka, Tokyo, 2017 © Clara Fuchs
[6] Vie de Roji [2] - Kyojima, Tokyo, 2017 © Clara Fuchs
 
 
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