DE L'HERBE ET DE BETON
- Clara Fuchs
- 1 déc. 2020
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 juin 2024
LE JARDIN, UNE NATURE ARCHITECTURÉE
01 DECEMBRE 2020 | CLARA FUCHS
Ne pas narrer et ne pas exprimer Ne pas être concerné par le contemporain ou le traditionnel Ni se débattre pour être original L’important est de lancer un fil de plomb dans les profondeurs de mon être Vers le bas subrepticement Dans la grotte de mon existence comblée des choses du monde, Je descends à tâtons. [1]
Quelque part au nord de Kyoto, caché dans le quadrillage régulier des rues, un jardin. Mais attention, le terme est à comprendre dans son sens large. Au Jardin des Beaux-Arts, pas l’ombre d’un arbre, pas un bruissement de feuille – seul le béton se cultive.
Il existe au Japon une hiérarchie en trois degrés dans la composition de toute chose héritée de l’art de la calligraphie. Shin est la forme régulière, la plus humainement aboutie aussi – Shin est la règle. So est son pendant naturel, la forme « herbacée », ainsi surnommée par la souplesse que la rapidité du tracé a su lui insuffler. Dans so siège la sensibilité, la trace de l’homme qui conçoit. Gyo, enfin, est la forme intermédiaire, sans rigidité formelle ni toutefois de fantaisie. En d’autres termes, shin est la maitrise de l’art quand so est l’art fait sien.
À travers cet ordonnancement, se dessine la capacité d’une même chose à revêtir des formes bien différentes. L’enjeu de l’évocation réside alors moins dans la représentation de cette chose, que dans l’expression de son essence.
Dans l’Eden biblique, le jardin trouve sa source dans l’union de l’homme avec la terre. Et la main d’Adam, sommée de « cultiver et [de] garder » [2] ce paradis terrestre, porte toute la responsabilité de l’équilibre de ce mariage. Sans cadre humain, le jardin devient une friche ; sans ce jardin nourricier, l’homme est en péril. Dans l’Eden, Adam est au centre et règne en maître sur ce « verger ». L’Eden, ou plutôt l’essence de la nature représentée par l’Eden, est la vie, immense dans son abondance, mais également dans sa fragilité.
Dans l’imaginaire japonais, le jardin est une abstraction qui ne s’attache pas à la réalité physique de la nature, mais plutôt à sa réalité absolue. En ce sens, l’absence de végétal ne l’éloigne en aucun cas du principe même de nature. Au contraire, la minéralité le rend immuable ; ni les saisons, ni le temps qui passe ne s’y accrochent, le jardin est un espace du présent permanent.
Que reste-t-il alors ? Des pierres et de l’eau – l’immobile et le dynamique.
C’est dans cette dualité que se construit le Jardin des Beaux-Arts. Comme une île de béton à la dérive, il dessine une union entre homme et nature, entre site et intérieur ; le nœud de cette alliance étant sa propre architecture. D’un geste minéral, le jardin complète son site – le termine. Il dessine un paysage, son propre paysage, en faisant sien le ciel, en faisant sien le vent, en faisant sienne la lumière.
Dans les jardins, il me semble que l'œuvre majeure est la nature, et celle de l'homme une invitée parmi elle. [3]
Contre les murs absurdes de la ville bruyante, ceux du jardin se dressent humblement. Défiant les règles élémentaires de la physique, le béton s’envole. Doucement, l’architecture met le corps à genoux et propose aux yeux libérés de ses visiteurs la couleur du ciel. Sur les eaux calmes, se reflète cette nature oubliée de nos villes.
Garden of Fine Arts [京都府立陶板名画の庭]
Tadao Ando, Kyoto, Japon, 1994