PENSER L'ARCHITECTURE
- Clara Fuchs
- 15 janv. 2021
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 juin 2024
LA MORT DU ROI TSONGOR, LAURENT GAUDÉ, 2002
15 JANVIER 2021 | CLARA FUCHS
« Ne pose aucune question, mon fils, dit le vieux Tsongor. Écoute simplement ce que je te dis et accepte ce que je demande. […] Construis sept tombeaux. Par le monde. En des endroits reculés que personne ne peut atteindre. Fais-les construire par les architectes les plus brillants du royaume. Sept tombeaux secrets et somptueux. Que chacun d’entre eux soit un monument à ce que je fus pour toi. Mets-y toute ta force. Toute ton ingéniosité. Choisis bien les terres où tu les construiras. Au milieu d’un désert. Sur les bords d’un fleuve. Sous terre, si tu peux. Fais comme tu voudras. Sept tombeaux de rois. Plus somptueux que le palais de Massaba. N’épargne ni ta peine ni mes trésors. Lorsque tu auras fini cet ouvrage, les années auront passé. Tu seras peut-être plus courbé que moi à l’heure où je te parle. Que cela ne t’arrête pas. Que rien ne te fasse oublier ta promesse. La promesse à un père mort. La promesse à un roi qui se met à genoux devant toi. N’écoute personne. Fais taire les voix de la révolte en toi. Et achève ce que tu dois. » [1]
Tel est l’ordre que le jeune Souba reçoit de son père Tsongor à l’aube de sa mort. Derrière les sept tombeaux d’un roi, il s’agit de construire le symbole de l’humanité. Et quoi d’autre que l’architecture pour parler de la pluralité de l’homme ?
A travers la quête du cadet princier, Laurent Gaudé conte sept visages de la nature humaine, tantôt nobles, tantôt sombres. Et si quatre des édifices de Souba soulignent l’humanité brillante, animal au destin d’exception, curieux, conquérant, créatif et créateur, les autres explorent sa noirceur, l'homme tueur, violent, honteux. L’architecture dessine, dans ce sublime roman, un portrait immuable de l’homme.
En filigrane, se tisse une pensée bien singulière. Se refusant à incarner théories abstraites et autres concepts formels, l’architecture décrite par Gaudé défend une manière de penser bien à elle, non transposable à tout autre forme d’expression.
« Je me suis rendu compte qu’une proportion consternante de textes consacrés à l’architecture ignore les mots beauté, inspiration, magie, fascination, enchantement, ainsi que les concepts de sérénité, de silence, d’intimité et de surprise. » [2]
Il y a pourtant dans certaines architectures, une simplicité qui peut déconcerter bien des penseurs. Pour qui recherche des stimulations intellectuelles fortes, le premier regard sur ces édifices a de quoi notablement décevoir. Mais lorsque l’on prend le temps d’authentiquement les habiter – ce qui peut exiger de s’y prendre à plusieurs reprises ! – l’apparente simplicité se fait profonde, et l’on s’y abandonne comme dans une ombre. Militant activement contre la permanente recherche de performance si amplement vantée, ces discrets ouvrages prônent la valeur de l’intime au détriment du grandiose. Un appel à une création susceptible de protéger, de stimuler, d’ouvrir enfin les portes de chaque imaginaire.
« J’entre dans le bâtiment, je vois un espace, je perçois l’atmosphère et, en une fraction de seconde, j’ai la sensation de ce qui est là. » [3]
Peut-être que le véritable pari de l’architecture réside plus dans sa capacité à plonger les hommes dans les images de leurs propres vécus, en les renvoyant à cette manière de vivre « avant de connaître le mot lui-même » [4] ? Avant que le jugement intellectuel de l’être pensant ne prime sur l’être, avant que la pensée ne remplace le sentiment ?
Le mot atmosphère, fourre-tout pour certains, mystérieux pour d’autres, traduit parfaitement le caractère ineffable de l’architecture. Ni purement matérielle, ni totalement abstraite, cette atmosphère devient le nœud de la rencontre de l’architecture et de l’être. Un apprentissage de la singularité, un enseignement de l’altérité.