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LA VILLE TRIDIMENSIONNELLE

  • Clara Fuchs
  • 1 févr. 2021
  • 3 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024

TOKYO, DU SOUS-SOL AU NUAGE

01 FEVRIER 2021 | CLARA FUCHS



Contrairement à la ville médiévale européenne, cernée d’une enceinte défensive, la grande Tokyo est marquée par le jokamachi [城下町], littéralement ville au pied du château. Ce modèle d’urbanité construite autour d’un château fortifié mais sans mur défensif pour la circonscrire, implique une ville libre, non contenue. D’ailleurs, cette image de ville spontanée est la première impression que l’on a en survolant pour la première fois Tokyo. Par le hublot, elle ressemble à une mosaïque à la fois incohérente et harmonieuse qui s’étale à perte de vue, colonisant tantôt le sol, tantôt le ciel.



Tokyo est une de ces villes où il est obligatoire de se perdre. Rares sont les rues nommées – ici, les adresses sont découpées en quartier, en ilôt puis en immeuble. D’une rue à une autre, l’échelle de la ville se métamorphose : au détour d’une ruelle, une nuée de gratte-ciels vertigineux perce la nappe horizontale de maisons individuelles et de constructions basses. Et c’est là l’un des charmes les plus marqués de la ville : on oscille sans cesse entre des spatialités à mi-chemin entre le village et la mégalopole.


Les verticalités, logiquement toujours plus nombreuses sur un territoire terriblement contraint, poussent les limites du ciel et de la terre – car c’est dans les deux sens qu’elles se développent. Mais comment rester humain dans ces paysages rassemblant des millions d’individus ?

C’est là tout le défi que Tokyo lance au monde urbain. Car la verticalité tokyoïte est une verticalité publique et accessible, proposant à tout étage de traditionnels bureaux et logements aussi bien que des restaurants, cafés, cinémas, boutiques, galerie, station de trains, lieux de loisirs et de détente. La ville est jalonnée de petits ascenseurs dont les portes s’ouvrant à même le trottoir emmènent les passants dans les hauteurs des tours vitrées, déployant ainsi l’espace public en trois dimensions.

Dans les étages de la ville, encore la ville.


Cette multiplication des espaces accessibles fragmente l’habitat dans une ville où chaque mètre carré s'arrache pour une fortune. Un réfrigérateur ou une machine à laver n'y sont pas obligatoirement nécessaires puisque les laveries et les épiceries ouvertes à chaque heure du jour et de la nuit ponctuent les rues de leur enseignes lumineuses reconnaissables. De la même manière, en étant situés non loin des bains publics sento [銭湯], il n’est pas si rare que des logements présentent des salles d’eau plus que modestes, voire même pas de salle de bain du tout. Derrière les surfaces modiques des logements tokyoïtes, se cache un étalement de l’intimité dans l’espace. L’espace de la ville se pratique comme l’on traverse un couloir pour rejoindre nonchalamment sa cuisine ; il est à Tokyo à la fois immense et intime.


« Je propose de construire en hauteur, mais je fais tout pour qu’il n’y ait pas de vertige, pour qu’il y ait du soleil mais pas de vent qui vous empêche de parler. Tout cela, je pense que l’architecture doit le résoudre non seulement d’une manière fonctionnelle, mais également agréable. […] Ainsi, dans un projet vertical, tout le travail consiste à rendre parfaitement horizontaux les modes de vie. Cela permet d’expliquer pourquoi l’évidence est la notion la plus importante. » [1]


Construire vertical, c’est redonner au sol une généreuse amplitude pour accueillir et partager. Construire vertical, c’est démultiplier les possibilités de l’espace public, en lui octroyant tant de nouvelles échelles que de nouveaux degrés d’intimité.

Paradoxalement, construire vertical, c’est construire plus lâche : l’espace de la rue est tenu par des buildings habités qui se regardent sans jamais se toucher. La ligne urbaine qui s’y dessine est marquée par sa discontinuité, la hauteur amenant au cœur de la ville la nécessité du vide : le vide pour la lumière, le vide pour l’air. Mais également le vide-liant qui met en tension cette multitude d’émergences bâties. En cela, le vide devient un élément à part entière de la verticalité.


Se donnant lointainement des airs d’immense collage architectural, Tokyo s’est bâtie sur cette hétérogénéité chaotique, liant émergences et micro-espaces articulés autour d’un lacis de ruelles. On arpente les quartiers de Tokyo et ce sont des petites villes qui s’ouvrent sous ses pas, chacune avec sa propre atmosphère, sa propre esthétique, ses propres repères, ses propres tours – presque sa propre culture.

RÉFÉRENCES
[1] CIRIANI, Henri dans : CIRIANI, Henri, BEAUDOUIN, Laurent, Vivre haut. Méditations en paroles et dessins, éd. Archibooks + Sautereau, 2011, p. 158

ILLUSTRATIONS
[1] Découper le ciel - Maison Hermès, Ginza, Tokyo, Mars 2017 © Clara Fuchs
[2] Paysage vertical (1) - Chiyoda, Tokyo, Mars 2017 © Clara Fuchs
[3] Paysage vertical (2) - Shinjuku, Tokyo, Mars 2017 © Clara Fuchs
[4] Paysage vertical (3) - Shinjuku, Tokyo, Mars 2017 © Clara Fuchs
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