ARCHITECTURE TOTALE
- Clara Fuchs
- 1 avr. 2021
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 juin 2024
L'ARCHITECTURE COMME MEUBLE
01 AVRIL 2021 | CLARA FUCHS
« […] les besoins de l’homme : des casiers pour ranger, des sièges pour s’asseoir et des tables pour poser ses mains et les objets, et c’était ça l’équipement de l’habitation. […] Ce n'était pas l'armoire normande qu'on ajoute, qui a fait son temps, qui a été belle, qui correspondait à des espaces déterminés : c'est très beau mais on ne peut pas vivre avec ! On ne peut pas vivre avec parce qu'on n'a pas l'espace voulu. Seulement, on ne peut pas pleurer qu'on n'ait pas l'espace voulu parce que l'espace, ça se crée. Il y a l'espace nécessaire et puis il y a l'espace créé. » [1]
Ranger, s’asseoir, et poser. Que chaque être trouve sa place ; des cachettes pour l’indésirable, des soutiens pour le corps, et des supports pour le précieux : à travers ces quelques mots, Charlotte Perriand esquisse les fondamentaux d’un espace habité.
A mi-chemin entre architecture et design, se construit une pensée de la totalité, depuis le paysage jusqu’à la poignée de porte. Dans sa forme moderne, elle se formalise en un travail sur le meuble comme complément de l’architecture ; dans sa forme japonaise, une architecture autosuffisante qui se substitue au meuble.
Cette pensée atteint son apogée dans la conception de l’espace du thé 茶室 [chashitsu], ultime formalisation de l’essentiel.
LA SOUS-FACE 天井 [tenjou]
Abriter – A la sous-face est associé l’abris – elle est l’un des premiers processus de définition de l’espace. La simple constitution d’une sous-face horizontale pose les bases d’un intérieur vis à vis d’un extérieur, parce qu’elle induit une somme de limites verticales, certes virtuelles, mais néanmoins sensibles et structurantes.
Spatialiser – De cette observation, découle la construction de l’espace par la complexification de la sous-face. Par sa découpe, elle constitue l’outil de la spatialité. Contrairement à la caractérisation de l’espace pas sa périphérie – donc pas la dimension verticale, la spatialité japonaise nait dans la construction de plans horizontaux – surface et sous-face. La tension de ces deux plans contient l’espace et le corps, et détermine en somme les possibles du corps en mouvement.
LE SOL 床 [yuka]
Se déplacer – Le sol, quelle que soit sa nature, demeure le premier contact du corps avec la terre. La constitution d’un sol praticable et pratiqué devient la première impulsion de l’habitat. Le tatami marque à lui tout seul la construction d’un lieu habité. Sa fragilité impose aux pieds qui le foulent d’être déchaussés, ses limites parfois soulignées par un galon de tissu soumet le déplacement à un rythme particulier. Le sol intérieur synthétisé dans le tatami, intimise le rapport à soi : qu’il se parcourt debout en marchant, ou à genoux en glissant, il force l’attention de l’être sur le corps, son placement et son déplacement.
Supporter – Au Japon, la vie se déroule à même le sol. Plus de siège ni de table, mais un sujet unique, le tatami, que se partagent les corps et les objets. Une « forme dans l'espace à quoi se lient intimement des conduites » [2] qui souligne ce lien intrinsèque entre le corps et l’espace, le lieu et son usage, et qui met sur un même pied d’égalité l’homme et l’objet.
L’ENCEINTE 塀 [hei]
Circonscrire – Opacifié par un torchis mat dont se détache ponctuellement la silhouette dansante d’une ossature végétale, le mur se dresse. Le pavillon de thé ressemble à une boite soulevée en équilibre précaire sur ses maigres béquilles de bois. Ici, pas de large ouverture ouvrable à souhait : le mur est plein, l’intérieur d’un côté, et l’extérieur de l’autre – rien de plus, rien de moins.
Attention cependant, le mur n’est pas structure, mais il est isolant – il dessine les contours d’un monde dense qui exclue le dehors.
Éclairer – Pour que vive pleinement le plein, il faut qu’existe le vide – et inversement. Dans l’opacité du mur, se creuse la fenêtre 窓 [mado]. Ici investie de la double fonction d’éclairer sans faire voir, elle se pare de multiples couches variant la luminosité au grès de leur rythme. Panneaux de papier épais translucide tendus sur des trames de bois, grillages et tressages de branches, stores en brin de bambou, planches de bois assemblées, la fenêtre constitue paradoxalement une enceinte que seule la lumière parvient à traverser.
L’enceinte est un Cerbère, sélectionnant précautionneusement ce qui doit rester – l’attention – ce qui peut entrer – la lumière – et ce qui est exclu – presque tout le reste.
LA PAROI 壁 [kabe]
Concentrer – Rien de plus ordinaire pour une cloison de délimiter. Dans ce volume minuscule, elle se projette dans l’espace sans toutefois toucher le mur opposé ni le sol. La paroi semble suspendue, existant tant dans l’opacité de sa matière que dans le vide de ses retraits. Elle crée un espace multiple, développant dans ce vide unique une diversité de points de vue spécifiés par ce qu’il propose de visible, de suggéré et de non visible.
Cadrer – Jouant de cet ordonnancement de l’espace par l’accès du regard, la paroi stimule le rêveur. Elle montre et dissimule successivement les corps, les gestes et les objets si singuliers. Tout prêt du sol, des mains s’agitent, ouvrent la boite à thé dont se distingue la verdeur du matcha. En encadrant cette scène de préparation, c’est un véritable tableau, éclairé de côté par une fenêtre bien placée, que la paroi offre.
L’ALCÔVE 床の間 [tokonoma]
Exprimer – La notion d’objet est fondamentale dans l’habitat contemporain de l’homme ; la réduction à l’essentiel n’oublie pas cette dimension émotionnelle dont nous investissons certains biens. L’alcôve, la niche, le vide – elle répond à un besoin d’expression essentiel, au même titre que celui d’être abrité ou nourrit.
Une feuille de papier noircie par l’encre d’un pinceau, quelques branches bourgeonnantes ; coffret, sculpture, écrin, bibelot, quels que soient ce qui y règne, l’alcôve incarne à elle seule l’unicité de l’être : parce qu’elle porte et révèle celui qui la composée, elle en souligne la singularité.
Intensifier – L’alcôve est à comprendre comme un espace à part entière, indépendant, inséré dans un espace habité ; elle dessine donc dans un vide qui lui est propre une dynamique nouvelle. Tenter de comprendre cet espace, c’est se plonger dans ses vides, avec toute la difficulté de percevoir ce qui appartient au domaine de l’immatériel. L’alcôve a ses parts d’ombre, figuratives et abstraites, dans lesquelles disparaît la matière et s’engouffre l’imagination : masquer pour créer.
« Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture » [3]
La spatialité naît de cette rencontre entre l’espace nécessaire – qui comprend l’incompressible pour vivre – et l’espace voulu – c’est-à-dire l’espace que l’on crée et dont l’on maitrise tant les qualités physiques que la charge poétique.
Si l’espace est une conquête collective, l’habiter est un acte individuel. A la conjonction de ces deux logiques, l’architecture totale devient l’expression d’une qualité de présence à la fois esthétique et sociale.