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LE CHIFFRE ET L’ESPACE [1]

  • Clara Fuchs
  • 1 oct. 2021
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : 11 juin 2024

LA PROPORTION COMME PRINCIPE ESTHETIQUE

01 OCTOBRE 2021  | CLARA FUCHS



« N’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? - Ce n’est pas leur destination, ni même leur figure générale, qui les animent à ce point ou qui les réduisent au silence. Cela tient au talent de leur constructeur, ou bien à la faveur des Muses. » [1]


Ce chant de l’architecture continue de faire couler beaucoup d’encre – et beaucoup de béton ! – tant il peine à se laisser saisir. Et s’il tient au talent de son penseur, c’est bien qu’aucun motif – formel ou conceptuel – ne suffit, par sa simple présence, à l’engendrer. Aucun poteau, aucune ouverture en soi ne produirait donc du beau dans l’œil de celui qui la regarde. Comme une mélodie, l’architecture chantante apparaît comme un système bien plus qu’un tout : elle nait d’un ensemble et non pas de juxtapositions.

Un système qui relie, voilà la source de la pensée de Hans Van der Laan.

Et qui dit système, dit mathématiques.



LIRE L'ESPACE


La philosophie de ce moine-architecte, fortement teintée par sa foi catholique, se construit sur le sublime de la Nature, essence même du Beau, et sur l’Homme, ultime création divine.


Ce dernier se caractérise par son existence vivante, exprimée par sa capacité à se mouvoir. Bien que guidés par les sens, ses mouvements sont motivés par l’intelligence. A ces trois éléments – mouvement, sens, intelligence – sont associées une construction de l’espace :

- le mouvement conduit à la conscience de l’espace qui lui est nécessaire ;

- les sens visualisent cet espace et en construisent une image ;

- enfin, l’intelligence de l’homme lie cet espace perçu à sa propre existence.

A l’issu de cette troisième et ultime construction, l’espace appréhendé est à la fois sensible et intelligible – il devient habitable par l’homme.


De cette observation, Van der Laan noircit ses carnets. Car si l’architecture se définie comme le nœud de l’union entre l’Homme et la Nature environnante, son chant serait sa capacité à les faire fusionner – l’architecture deviendrait à la fois abris et paysage, la Nature contexte et habitat.

Ici réside son principal enjeu : instaurer un dialogue entre l’immuable et le vivant, entre sa propre fixité et le mouvement qui la parcourt.


« J’habite l’espace mais l’espace m’habite ; ma voix l’emplit, s’insinue dans ses alvéoles, bute sur ses frontières, rebondit sur ses parois, revient vers moi, repart envahir mes oreilles et virevolter dans ses colimaçons. Un lieu est hospitalier comme prolongement de mon corps, comme organe dont la topologie est aussi mienne. » [2]


Sur les pages, des centaines de fractions, qui révèlent un fondement de la pensée du moine : pour l’homme, l’espace se lit soit en comptant, soit en mesurant.

- Le décompte s’emploie lorsque son œil est confronté à des objets de dimensions sensiblement similaires. Il perçoit dans ce cas une série de mêmes éléments qu’il comptabilise ;

- La mesure s’opère lorsque son œil est confronté à des objets de dimensions inégales. En choisissant dans l’espace une référence faisant office d’unité de base, il estime intuitivement une dimension. L’œil étudie donc le rapport entre ces objets en présence dont il sort une comparaison : « tel objet équivaut à deux fois tel autre, celui-ci est environ trois fois plus petit que celui-là ».

Il lit alors une tension entre des éléments uniques.


A ce titre, mesurer serait un synonyme de mettre en relation, de lier un objet à un autre et à soi – en somme, de l’habiter. Pour devenir architecture, un espace nécessite donc d’incarner ce processus menant à son habitabilité – ce que Hans van der Laan nomme l’expressivité.


3+4=7


Quel écart entre deux dimensions permettrait à l’œil de les distinguer clairement l’une et l’autre ? En d’autres termes, à partir de quelle proportion l’œil cesserait-t-il de compter et commencerait à mesurer ?


Imaginons pour cela une série de 36 pierres présentant chacune un diamètre plus important d’environ 1:25 que la précédente. Après les avoir mélangées, il est demandé à ce que soient rassemblées intuitivement les pierres de même type, c’est à dire semblant être de même taille.

De cette expérience, il ressort inexorablement 5 groupes de 7 pierres, plus une ne correspondant à aucun des groupes ; plus encore, la pierre la plus grosse de chaque groupe diffère systématiquement de celle du groupe précédent selon un ratio de 4:3, et la plus grande mesure.

En s’appuyant sur cette expérience, Hans van der Laan semble trouver une réponse dans la différence entre 3 et 4.


En partant d’une base de 7 unités, divisible en 3 unités d’un côté et en 4 de l’autre, l’architecte arrête le ratio 1:4 comme le delta minimal à partir duquel l’œil parvient à la fois à percevoir et à nommer la différence entre deux mesures. En deçà, elle apparait comme inintelligible : l’œil la perçoit sans parvenir à la nommer, ou ne la perçoit pas du tout – la relation entre ces deux mesures devient incompréhensible par l’intelligence.


Imaginons maintenant deux objets, positionnés à distance l’un de l’autre, et notre corps, positionné à distance de ces objets ; la distance entre ces objets est indépendante de leurs propres dimensions, tout comme la distance entre eux et notre corps. Ainsi, si nous augmentons l’épaisseur des objets, la distance qui les sépare et celle qui nous sépare d’eux restent inchangées.

Pourtant, nous les ressentons différemment : le corps se perçoit plus proche des objets épaissis que des petits objets, et perçoit de la même manière la distance entre objets épaissis plus courte que celle séparant les petits objets – il est à noter que cette différence de perception ne se voit nullement impactée si les objets « grossissent » en hauteur ou en longueur.

Si la distance réelle entre deux objets est indépendante de leurs épaisseurs, leur distance perçue par l’œil est intrinsèquement liée – c’est ce que Hans van der Laan appelle la proximité.


Le ratio 1:7 apparaît alors comme le différentiel maximal entre deux dimensions pour que l’œil puisse encore les relationner l’une à l’autre.


« ima summis [du plus petit au plus grand] » [3]


En conséquence, 3:4 et 1:7 forment selon le moine-architecte des proportions charnières permettant à un rapport statique dépourvu de hiérarchie, dans lequel l’œil ne fait que compter – une série de mêmes éléments – de basculer dans un approche dynamique de l’espace dans laquelle l’œil compare et mesure – une tension entre éléments uniques.

Grâce à leurs interactions avec l’intelligence humaine, elles proposent une réponse à la distance entre l’intelligence humaine et la Nature insaisisable.

La base mathématique est posée ; sur elle, le moine développe tout un langage architectural élémentaire.

RÉFÉRENCES
[1] Socrate s’adressant à Eupalinos, dans : VALERY, Paul, « Eupalinos (ou l’Architecte) », Œuvres II, Dialogues, éd. Pléiade, p. 91
[2] GAUDIN, Henri, Seuil et d’ailleurs, éd. de l’imprimeur (1ère éd.1992), p. 129
[3] « Valet ima summis / mutare et insignem attenuat deus, / obscura promens » [Oui, Dieu peut élever ce qui est humble, abaisser ce qui est fort, faire briller ce qui est obscur.] dans : HORACE, « Ode XXXIV : Palinodie. », Œuvres complète, Tome I, trad. Leon Halevy, éd. Charles-Louis-Fleury Panckoucke, 1831, p. 77

ILLUSTRATIONS
[1] Cellule de moine, abbaye Roosenberg, Belgique © Caroline Voet, Jeroen Verrecht, Coen van der Heiden, Friederike von Rauch
[2] Etude du portail d'entrée de l'Abbaye Roosenberg © Clara Fuchs
[3] Série de 36 pierres © Clara Fuchs
[4] Esquisse du nombre plastique © Clara Fuchs
[5] Etude de la table fermée © Clara Fuchs
[6] Proximité © Clara Fuchs
[7] Abbaye Roosenberg, Belgique © Caroline Voet, Jeroen Verrecht, Coen van der Heiden, Friederike von Rauch
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