EXTRAIT DE VOYAGE [2]
- Clara Fuchs
- 1 mars 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 juin 2024
FEVRIER 2019 – KALEVAN KIRKKO
01 MARS 2022 | CLARA FUCHS
« Il y avait une telle beauté dans cette voix qui s'en allait, haute et vibrante, rouler comme un écho sur la neige et dans la nuit ; elle possédait un charme si émouvant, qu'on en avait le cœur pénétré de tristesse. » [1]
Le kaamos n’a pas vraiment de début. Patiemment, il se dépose au fond des yeux, creuse les pupilles et emplit le nerf optique. Il parcourt lentement chaque veine, infiltre les muscles et le fil des pensées ; ici, le corps a tellement l’habitude de lutter qu’il ne voit pas s’insinuer en lui la nuit. Un matin, le jour manque de se lever et on ne le remarque presque pas tant les lueurs bleues, violettes et pourpres qui enveloppent l’horizon se sont installées en nous depuis un moment déjà.
Le cours de la vie ralentit, ralentit encore, jusqu’à complétement s’évanouir. Le froid a pris ses quartiers, balayant d’un souffle la volonté des hommes. Mêmes les bouleaux esseulés se sont endormis sous une dentelle glacée, recroquevillant leur existence dans la profondeur de leur écorce. Depuis deux mois, le kaamos maintient un épais duvet sur la ville et la transforme en une drôle d’abstraction monochrome. Blanc le ciel, blanc le sol, blanc l’air - blanc à perte de vue. Tampere est recouverte de ce masque sans nuance ni éclat, qui aplati tout ce que les hommes ont mis tant d’efforts à élever. Un voile d’oubli et de silence se dépose – le temps lui-même semble s’être retiré.
La cloche résonne au cœur de la ville - ses vibrations déchirent la torpeur. Un petit groupe de badauds brave la nuit et forme une étrange procession. La neige fraiche enserre de son étreinte gelée leurs chevilles et alourdit le pas. L’air est empli d’une densité glaciale – il rougit les joues asséchées et entaille à chaque inhalation un peu plus profondément leurs poumons meurtris. Pourtant, rien dans cette hostilité ne semble décourager ces quelques téméraires, qui offrent leur visage découvert à la morsure de l’aube.
Ils remontent lentement le promontoire enneigé, en direction de l’église de Kaleva. Elle se repère de loin avec sa forme hirsute, qui tranche avec l’implacable régularité des blocs de logements qui se succèdent. Le quartier en contre-bas apparait presque prosterné devant cet élan anarchique de béton qui se hisse vers le ciel. Ses hauts murs s’élancent à 30 mètres au-dessus des crânes – elle ressemble au perce-neige émergeant de l’épaisseur blanche et s’étirant vivement à l’assaut des nuages.
Dans ce monde aride, elle crie la dureté de la vie qui s’y mène, elle raconte la fragilité des corps et la force des esprits. Vingt parois projetant un geste confiant, comme autant de ponts lancés vers la pâleur incertaine. Vingt brisures de béton et de verre, qui s’ouvrent à toutes les directions et accueillent en leur sein tous les vents.
Sur leur monumentale hauteur, des milliers de petites briquettes de céramique dessinent un quadrillage régulier. Malgré l’obscurité, elles déploient déjà les riches teintes du monde. Sur leur surface satinée, le ciel reflété scintille comme de l'argent, alors que l'autre, le véritable, demeure dans les yeux des fidèles agglutinés d’une noirceur éteinte.
L’église est un œil, un œil amoureux, qui soustrait à l’ombre une beauté colorée. Le jour y est plus chatoyant, le froid moins mordant, la neige revêt des nuances de rose et de vert tendre. On y abandonne l’austérité de l’hiver et la douleur des corps ; à ses portes, on se déshabille de ses songes embrumés.
Le seuil franchi, un puissant parfum de pin envahit les narines et réveille les sens engourdis. La faible lueur de l’extérieur glisse sur les parois facettées et s’engouffre dans les interstices vitrés. L’église toute entière semble s’être transformée en une gigantesque focale, concentrant en son intérieur une lumière invisible du dehors. Le manteau de céramique s’est retiré, et laisse la nudité des murs emmener inexorablement le regard vers le haut.
Ici, pas de séparation entre laïc et sacré – pas de nef ni de chœur – mais un espace unique, grandiose, que tous partagent. Bien plus qu’une église, Kaleva ressemble à une place publique, une agora, un lieu social libéré de tout angle discriminant ou obstacle à la vue et au son, rassemblant tous les hommes sous une même lumière.
Elle ramène l’architecture à sa plus pure essence : un toit contre la neige, des murs contre le vent, des creux pour la lumière. Au cœur, un vide pour la vie. En somme, un abri sans temporalité ni détermination.
Le reste, le religieux, est dessiné comme des éléments mobiliers, presque transitoires : bancs, orgue, pupitre, autel, croix, roseau cassé [2] et autres symboles – tous se détachent du béton par la douce teinte miel du bois de pin vernis.
« Seule la vie peut défendre un message, pas la parole. » [3]
Puissamment ancrée dans ces terres nordiques, l’église revêt une multitude de formes dans les esprits de cette poignée de fidèles assis en silence. Certains voient dans sa figure éparse les côtes déchiquetées par la mer, d’autres y lisent les forêts denses et verticales qui recouvrent une grande partie du pays. D’autres encore, des représentations plus symboliques dans la forme d’un poisson ou d’une grotte.
Finalement, peu importe ; l’église parle à l'imagination et à la sensibilité de chacun, et réussit dans son abstraction à évoquer pour tous un lointain souvenir, chéri et de rassurant.
« Ce qui concerne l’architecture va bien au-delà de l’action de l’architecte. » [4]
À la fois forteresse et foyer, monumentale et intime, ouverte et introvertie, Kaleva dessine sur ces terres arides un refuge bienveillant – en filigrane, la pensée moderne de retracer par l’esthétique et la culture, la voie de la dignité et de l’indispensable cohésion sociale pour une paix fragile.
Eglise de Kaleva
Raili et Reima Pietilä, Tampere, Finlande, 1966