KINTSUGI
- Clara Fuchs
- 15 juin 2022
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 juin 2024
PARFAITE IMPERFECTION
15 JUIN 2022 | CLARA FUCHS
Une légende dit qu’au cours de l’Époque de Muromachi, le Shogun Ashikaga Yoshimasa, 8ème du nom, brisa l’un de ses bols à thé en céladon. Il expédia les fragments en Chine, auprès des artisans qui l’avait conçu, avec l’ordre de les réunir. Sa déception face au bol reconstitué par des agrafes métalliques fut telle qu’il exigea que l’on trouva ici, au Japon, une manière plus délicate de réparer sa précieuse céramique. Le bol qu’on lui rendit vit ses éclats rassemblés par une laque couverte de feuilles d’or.
Ainsi naquit le 金繕い [kintsukuroi], littéralement joint en or.
Dans la brusquerie d’un geste mal mesuré, son visage d’autrefois, sa rondeur parfaite, son émail impeccablement uni, se sont éparpillés sur le sol. Dans la poussière, la dégringolade. Les morceaux se sont dispersés sur le parquet ternis par le soleil, la chute en a réduit certains en miette. Des semaines – des mois peut-être – seront nécessaires pour combler ces manquements. Petit à petit, couche après couche, laque et poudre de terre cuite recolleront et panseront les blessures de la terre. La boursouflure des cicatrices sera longuement polie jusqu’à devenir une surface parfaitement lisse, solide et cohérente. Enfin, par la pointe d’un pinceau, l’oxyde de fer mêlé à une poudre de métal précieux tracera les fantômes des fractures et des vides laissés par la chute.
Marqué dans sa chaire minérale d’un filet d’or, le bol retrouve son utilité. Comme le vers d’un poème invisible empli de douceur, qui l’éloigne de tout art, de toute justification, ou d’une quelconque expression d’égo, il est désormais déshabillé de sa coquetterie. Le bol à thé existe avec pour seule finalité de boire du thé [1]. Il demeure dans la paume, tempérant la peau à son contact de la chaleur de son contenu. Il est l’intermédiaire entre soi et l’extérieur, comme un bouclier protecteur qui empêche la morsure du contact trop véhément.
De ces fêlures métalliques exsude une chaleur plus intense. Ces entailles dans la terre marquent la main de leurs empreintes fiévreuses. Ces minuscules brèches dans l’intégrité de la défense acclimatent le corps au thé brûlant. Elles deviennent le liant, rapprochant le soi de cet extérieur, adoucissant leur rencontre.
Aussi, la main fougueuse du temps poursuit son œuvre. Les stigmates métalliques et les fumées des thés verts s’étreignent – la danse voluptueuse de l’eau enveloppe les scarifications dorées. La boisson, parfois oubliée sur le coin d’une table ou devant une fenêtre, brunie les parois brutes et assombrie le métal – le temps dépose sa couleur. Ces marqueurs d’usure, propres aux choses qui vieillissent, agissent comme des révélateurs d’essentiel. Ils libèrent le bol de notre obsession du neuf – usagé, fendu, on n’en attendra plus l’éclat tapageur d’un état vierge. Tant mieux ! – le voilà désormais teinté de reflets moirés, plus profonds, plus riches. Sublimes empreintes d’une vie éprouvée, maintenant constituantes de son unicité.
Voilà peut-être une approche du sens du kintsugi : faire jaillir dans ce qui est fracturé une esthétique, ennoblissant l’empreinte des épreuves ou des fragilités. Sceller les fragments de poudre d’or implique de ne pas s’arrêter devant l’évidence de la destruction, ni de vouloir rétablir un état initial. C’est se détacher d’une splendeur passée pour en conquérir une nouvelle, libérée de perfection, en prise avec le temps.
C’est s’éloigner du consumérisme ambiant d’un monde insensé par l’attention. La vie, résolument, se situe au-delà de l’accident, en dehors de toute matérialité et révèle la force de vouloir exister malgré tout dans la beauté. Une façon d’être tendre.
« Après tout, le fait que les ruines accueillent avec tant de chaleur et nous attirent par leur surfaces craquelées et écaillées ne serait-il pas le signe de la vengeance du matériau qui a ainsi retrouvé sa vie originelle ? » [2]
Dans l'obscurité du soir, la laque à la poudre d’or souligne ce relief, cette ligne déformée, cette aspérité, de telle sorte que la majeure partie de son dessin demeure constamment masquée dans l’ombre. Ici, une incomplétude qui a échappée au comblement – il reste de la place pour l’avenir !