LE CHIFFRE ET L’ESPACE [2]
- Clara Fuchs
- 1 janv. 2022
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 11 juin 2024
NOTION D'ECHELLE - LA FABRIQUE DE L’ESPACE
01 JANVIER 2022 | CLARA FUCHS
« Dans beaucoup de sensations de la beauté, dans toutes peut-être, il y a l’expérience intense d’un moment, le sentiment d’être complètement entre les mains du temps, sentiment qui parait libre de toute conscience du passé et de l’avenir. Ce qui a eu le rayonnement de la beauté a fait retentir quelque chose en moi dont je dirai ensuite, une fois l’impression passée : à ce moment-là, j’étais à la fois pleinement en moi-même et pleinement dans le monde, d’abord le souffle coupé pour un bref instant, puis complètement absorbé, plongé dans l’émerveillement, entré en résonnance, excité, mais sans effort et même calme, envouté par le charme de ce qui se présentait à moi. » [1]
Cette expérience, Hans van der Laan la place au cœur de sa pensée. Bien loin de considérations formelles, fonctionnelles ou sociales, le moine architecte la définit comme basique, directe – intrinsèque. L’expérience est objective, universelle ; elle renvoie à la conscience du corps et à sa place dans le monde. L’architecture qui la crée traduit ce lien complexe entre l’être et l’extérieur, tissant un trait d’union entre « moi-même » et « le monde ».
Aussi se construit-elle en couches successives marquant des niveaux d’intimité entre lesquels naviguer au gré des besoins :
- L’espace visuel, porté vers l’expérience de l’extérieur – le lieu du non soi ;
- L’espace de déambulation, dédié à l’expérience de la rencontre – le lieu de cohabitation du soi et du non soi ;
- L’espace individuel, propice à l’expérience de l’intériorité – le lieu du soi.
A chacun de ces niveaux s’associe une entité spatiale :
- Le domaine pour le non-soi ;
- La cour pour la rencontre du soi et du non-soi ;
- La cellule de travail ou chambre, pour le soi.
Par extension, ces notions correspondent dans l’architecture profane aux termes de site, d'édifice et de pièce.
L’espace individuel est la toute dernière sphère, celle du soi – elle correspond approximativement au corps et à ses mouvements essentiels. A ce titre, la cellule constitue l’ultime démarcation de l’intime, c’est-à-dire de l’espace intrinsèquement lié à soi.
A contrario, l’espace visuel traduit l’ailleurs, ce qui n’est pas et n’est pas impacté par soi. Il n’existe qu’au travers du soi qui l’identifie comme extérieur à lui ; le domaine est donc une résultante, et se définit par la cellule.
ECHELLE 1 : A PROPOS DU SITE
Cellule, cour et domaine se contiennent et se modèlent donc mutuellement. Une juxtaposition centrale de cellules affecte l’existence d'une cour, qui devient entièrement bâtie. A l’inverse, une disposition de cellules périphériques dessine une cour centrale. Ici, la cour formée par l’élément-cellule répété, devient elle-même un espace d’intériorité.
De la même manière, le schéma de la cour entourée de cellules, répété sur la périphérie du domaine, transforme ce dernier en cour lui-même.
En d'autres termes, le domaine est déterminé par la présence de la cour, et la cour par celle de la cellule.
Hans van der Laan nomme cette relation d’interdépendance la superposition : chaque élément est une partie essentielle d’un ensemble indivisible ; sa suppression détruit le tout.
ECHELLE 2 : A PROPOS DE L’EDIFICE
Cette définition par la périphérie permet à Hans van der Laan d’introduire une dernière entité : le mur.
Ces quatre échelles – mur, cellule, cour et domaine – liées entre elles selon le rapport 1:7, fournissent à l’architecte tous les outils nécessaires à la composition de son architecture.
La cellule est conçue comme le module élémentaire servant de trame de fond, à partir de laquelle se développent toutes les typologies d’espaces : la galerie émane de la multiplication de cellules, le hall de la multiplication de galeries.
La cellule monastique de l’Abbaye de Mariavall dessine une trame de 420 cm de côté, instaurant une relation de 1:7 avec l’enceinte épaisse de 60 cm, les largeurs du couloir de service et de la bande humide, respectivement de 240 cm et 180 cm, introduisent un ratio de 4:3. La superposition des niveaux respecte la même logique. A RDC, l'espacement des poteaux du hall de 560 cm élargit la trame des cellules du R+1 de 4:3. C'est cette proportion que l’on retrouve à l’échelle du domaine de 186,0 m x 246,4 m de côté, ou encore dans la disposition des différentes ailes de bâtiment distinguant la cour des sœurs et la cour des invités.
Ces proportions 1:7 et 4:3 sont omniprésentes et régissent l’ensemble des éléments et leurs relations.
ECHELLE 3 : A PROPOS DE LA PIECE
Comme chaque entité la précédant, la cellule se caractérise pour Hans van der Laan par son enceinte. Mais comment celle-ci est-elle perçue au juste ? Comme un vide encadré de plein, ou comme un plein percé de trou ?
Pour le moine-architecte, le mur élémentaire se caratérise par des relations entre blocs – matière – et ouvertures – non-matière. Selon lui, l’œil ne lit pas l’espace en volumes, trop abstraits, mais le décompose intuitivement en lignes qu'il analyse et compare.
Lorsqu’une ouverture est petite par rapport au bloc de matière qu'elle creuse, l’œil associe les lignes périphériques à l'existence d'un vide. En ce qu'il se découpe sur un fond comparativement illisible en soi, ce dernier définit le mur.
A l’inverse, lorsque la taille de l’ouverture est plus importante, elle perd sa lisibilité propre. L’œil rapporte alors les lignes qu’il appréhende à la matière, et non plus au vide. En d’autres termes, ce ne sont plus les limites d’un vide qu’il perçoit, mais celles du plein. Les blocs sur les côtés apparaissent comme des piliers, celui du haut comme un linteau ; le mur qui en résulte se définit alors par trois pleins et c'est le vide qui devient illisible.
« S’occuper, dans le contexte d’un projet architectural, des lois propres qui régissent les choses concrètes […] offre la possibilité d’appréhender un peu de l’essence originelle, et pour ainsi dire vierge de toute influence civilisatrice, de ces éléments, de leur donner une expression et de créer une architecture qui part des choses et revient aux choses. » [2]
La perception de l’espace est intimement liée à notre manière de regarder.
Selon la relation qu’entretiennent ses dimensions à ce qui l’environne, le vide se manifeste tantôt comme ce qui est – une percée – tantôt comme une absence – un espacement. Ce sont ces dimensions relatives qui orientent la perception humaine vers une expérience d'ouverture ou de fermeture.
« L’architecture est art de suggestion », écrivait Pennac [3]. Celle de Hans van der Laan propose une échelle intermédiaire entre une divine nature aux proportions immuables et un être humain, sensible et perceptif, rendant la première intelligible par le second. Un entre-deux pour être « à la fois pleinement en [s]oi-même et pleinement dans le monde ».